Rodin et Jeanclos, quand le tourment devient splendeur

Au premier regard, on aurait tendance à opposer les esthétiques propres à Rodin (1840-1917) et Jeanclos (1933-1997). Pour preuve, la confrontation de deux de leurs sculptures présentées chez Capazza : le Personnage de Georges Jeanclos et La méditation, ou la voix intérieure sculptée par Rodin. Malgré une posture similaire, ces figures repliées sur elles, les yeux clos et comme coupées du monde, en plein recueillement, présentent une réelle divergence de traitement. D’abord, parce que Jeanclos procède par délicats ajouts de feuilles d’argile, lorsque Rodin se plaît à sculpter « dans la masse » – bien qu’il effectue aussi des ajouts. Surtout, car s’il est vrai que Rodin aime à draper ses figures, et son Balzac enveloppé dans une robe de chambre en est surement l’exemple majeur, Jeanclos fait du recouvrement de ce Personnage un geste généralisé dans sa pratique. Le corps y est quasiment absent, recouvert de draperies, linceuls ou haillons. Cette tendance à le dissimuler, allant jusqu’à l’enfermer dans une urne, s’explique par le traumatisme que lui laissèrent les visions d’horreur de l’Holocauste. Dès lors, pour Jeanclos, l’enveloppe charnelle ne renvoie plus qu’à la douleur. Symboliquement, celui qui entend créer de la splendeur à partir du tourment protège ses figures du monde extérieur. Enterrés pour échapper aux menaces environnantes, ces corps se refusent à apparaître : ils ont souffert et se protègent. Et les mouvements sont, de fait, bien souvent uniquement latents dans l’art de Jeanclos. Au contraire, le naturaliste tourné vers le mouvement sensible qu’est Rodin fait de l’architecture du corps et de son expressivité sa préoccupation majeure, y exprimant la dimension tragique de la destinée humaine. Reste que son esthétique témoigne d’une tendance progressive à sculpter des gestes moins marqués chez ses personnages. Comme le rappelle le responsable événementiel du musée Rodin Hugues Herpin, l’artiste dit en 1907 à Paul Gsell : « Autrefois je me trompais. Je croyais que les mouvements dramatiques étaient indispensables pour exprimer la vie. J’aimais les gestes qui écartèlent les musculatures. C’était une erreur. La réalité est plus émouvante encore lorsqu’elle est paisible. »

 

Ainsi, la présidente de la galerie Laura Capazza-Durand a souhaité créer un rapprochement entre ces deux icônes du modelage, non pas comme Jeanclos s’inspirant directement de la manière de Rodin, mais comme un réseau d’analogies possibles, quant à des questions de sculptures similaires. L’exposition établit de fait plusieurs parallèles saisissants entre leurs expérimentations respectives, en dépit de signatures plastiques bien distinctes. Entre autres, leur admiration commune pour les antiques, le fait que la nature leur soit une source infinie d’inspiration et que l’acte de sculpter revienne, pour eux, à répondre à une nécessité intérieure, comptent parmi ces ressemblances. Tous deux modeleurs, les sculpteurs aiment à laisser paraître les traces du travail et réactions de la matière dans leur processus créatif. Le recours au principe de déclinaison, permettant de développer un sujet à leur guise, est un autre point qui leur est commun. Pour ce faire, Rodin va vers le plâtre, lui permettant la déclinaison des formes par moulages successifs, lorsque Jeanclos fait de l’argile son matériau de prédilection. Autre affiliation possible, l’insoumission très nette à l’académisme de ces deux créateurs. On sait, à ce titre, que Rodin fut considéré comme le premier à remettre en cause les canons de la statuaire, ouvrant la voie de la modernité. Dans la description de La Porte de l’Enfer qu’il fait dans son livre, Georges Jeanclos évoque d’ailleurs le fait que le chef-d’œuvre « permettra à toute la sculpture contemporaine de s’échapper d’un carcan académique qui jugulait la création de l’époque. »

 

Georges Jeanclos – Auguste Rodin. Modeler le vivant. Galerie Capazza, Nançay. Du 28 mars au 14 juillet 2020.