Corps In-visibles : l’enquête de Rodin pour recomposer Balzac 

Corps In-visibles : l’enquête de Rodin pour recomposer Balzac 

Quarante ans après son décès, la Société des Gens de Lettres prévoit d’ériger une statue en hommage à l’auteur Honoré de Balzac. C’est à Auguste Rodin que revient le privilège de pérenniser l’image du grand homme. Mais lui préfère le montrer petit, trapu, gros : tel qu’il fût, en somme. L’exposition retrace les étapes de son processus de création, en soulevant d’intemporelles questions concernant la représentation du corps.

 

 

/// Emma Boutier

 

 

Entre naturalisme et typification : le portrait au XIXe siècle

Les démarches entreprises par Rodin sont en parfait accord avec les évolutions du portrait en cette fin de XIXe siècle. Soucieux de rendre une image fidèle de Balzac, il adopte une méthode naturaliste dans le sillage d’Emile Zola, qui avait obtenu qu’il fût sélectionné pour la commande.

En effet, ne souhaitant « rien commencer avant d’avoir recueilli sur Balzac le plus de documents possibles », Rodin se met à glaner çà et là des images de l’auteur disparu. Non content de la représentation caricaturale qui se dessine dans les coupures de journaux de l’époque, il acquiert un daguerréotype de Balzac. Grâce à cette technique moderne, il peut approcher son sujet plus authentiquement.

 

 

Louis-Auguste Bisson, Portrait de Balzac à la bretelle, daguerréotype, 1842 © Paris Musées / Maison de Balzac

 

 

« La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer ! Tu n’es pas un vil copiste, mais un poète ! » – Balzac, Le chef d’oeuvre inconnu, 1831.

 

Comme s’il avait entendu l’avertissement du personnage balzacien, Rodin ne se limite pas à une image : son enquête vise à restituer l’essence de son sujet, selon les méthodes de son époque. Il cherche à établir un « type », ce mode de représentation justement instauré par Balzac en littérature. Ainsi, le sculpteur se rend dans la région natale de l’écrivain, en quête du type Tourangeau. Il s’arrête sur un charretier, homme ordinaire, qu’il étudie dans l’espoir de se familiariser avec celui qu’il souhaite sculpter.

 

Mode et statuaire : des évolutions synchroniques

En Touraine, Rodin retrouve le tailleur de Balzac et lui commande un costume à ses dimensions, afin d’en restituer le corps. Cette démarche est révélatrice d’une évolution simultanée dans les domaines de la mode et de la statuaire. L’apparition du sur-mesure entraîne une prise de conscience de la spécificité de chaque corpulence. Rodin ne souhaite pas ériger la statue d’un corps anonyme en la nommant Balzac, mais sculpter son corps authentique.

 

Costume de Balzac refait aux mesures données par René Pion, 2024, Maison Dormeuil, Paris © agence photographique du musée Rodin, Jérome Manoukian
 

 

Une statue édifiante pour un corps ordinaire ?

Las de l’image peu flatteuse que la presse véhicule de lui, Balzac souhaite en reprendre le contrôle. Il se fait photographier dans une robe de chambre monacale qui lui donne un air sage, en opposition à l’aspect grossier que lui prêtent les caricaturistes. L’auteur se crée une mythologie individuelle, qui inspirera Rodin.

Contraint par les commanditaires qui refusent son Balzac, la robe de chambre apparaît au sculpteur comme un moyen de contourner les impératifs : elle se prête à l’alliance de l’intime et de l’édifiant, en couvrant ce corps qui déplaît sans le trahir. 

Au centre de l’exposition, l’étude pour la robe de chambre de Balzac donne tout son sens au choix de Rodin : le corps, évaporé, s’affirme puissamment dans ses reliefs. Elle dit à la fois la présence et l’absence, la postérité d’un grand homme et la disparition d’un simple individu.

 

 

Auguste Rodin, Étude de robe de chambre pour Balzac, (détail), plâtre, 1897 © agence photographique du musée Rodin, Jérome Manoukian

 

 

Échos à des questions contemporaines

De l’épopée de Rodin émanent des problématiques encore très actuelles. Le refus du Monument à Balzac par les commanditaires révèle que le culte du corps parfait et son corollaire, le rejet, ne datent pas d’hier.

L’importance de la représentation a été soulignée ces dernières années, à travers la dénonciation de l’invisibilisation de certaines communautés, à l’écran ou dans l’espace public. Pour incarner ces luttes, l’exposition s’achève avec une statue de Thomas J. Price, figurant une femme noire, de corpulence moyenne, dans une posture banale. La monumentalisation de l’ordinaire permet à l’artiste de représenter authentiquement le corps social, tout en mettant l’accent sur les failles d’un universalisme qui peine à couvrir la pluralité des identités.

 

 

Thomas J Price, Reaching Out, 2020. Courtesy of the artist and Hauser & Wirth © Thomas J Price

 

 

Musée Rodin

  • Adresse : 77 Rue de Varenne
  • Code postal : 75007
  • Ville : Paris
  • Pays : France
  • Tel : 0144186110
  • Site Internet : http://www.musee-rodin.fr/