Le musée d’Orsay consacre une exposition à la masculinité dans l’oeuvre de Gustave Caillebotte (1848-1894). À une époque où la peinture de la modernité s’incarne majoritairement dans le modèle féminin, Caillebotte manifeste un intérêt marqué envers les hommes, lui permettant d’explorer des questionnements très personnels qui traduisent un point de vue le singularisant de ses contemporains.
/// Emma Boutier
L’éloignement des perceptions genrées
Les peintures de Caillebotte reflètent une socialisation genrée caractéristique de la fin du XIXe siècle. Issu d’un milieu bourgeois codifié et ritualisé, le peintre aspire à élargir ses horizons en se mêlant à d’autres milieux sociaux. C’est donc une attitude de transfuge qui le conduit à prendre du recul sur sa condition masculine et bourgeoise.
Alors qu’il partage plusieurs années de sa vie avec Charlotte Berthier, qu’il désigne comme son « amie », sa représentation du couple dans l’espace du foyer se distingue nettement de celle de ses contemporains. Chez Caillebotte, les rapports entre hommes et femmes semblent rompus. Il se détourne de la dynamique de domination qui régit habituellement les compositions des scènes mixtes, rejetant le prisme genré latent dans l’art de son époque.
Au XIXe siècle, la représentation de femmes lisant répond généralement à un schéma figé, intégrant le modèle dans une narration romantisée et dominée par une présence masculine sous-jacente. Les compositions de Renoir ou de Toulmouche figurant des bourgeoises rêvassant, lettre d’amour à la main, en sont caractéristiques.
Caillebotte, quant à lui, troque la lettre pour le journal. Il met en scène une femme concentrée sur sa lecture, impassible, tandis que son compagnon est allongé sur un divan fleuri. Par le biais d’un savant parallélisme pictural, le peintre procède à un bouleversement des codes de genre et nous montre deux protagonistes égaux.
Le monde des hommes
Chez Caillebotte, le sujet masculin est représenté sous un jour intime. Dans une société organisée selon un principe de ségrégation genrée, il est inhabituel de voir, en peinture, des hommes occuper un cadre privé. L’espace domestique et les activités qui s’y déroulent sont, d’après la conception de l’époque, dévolus aux femmes, tandis que l’espace public est avant tout un monde d’hommes.
Perchés sur un balcon haussmannien, symbole évident de modernité et des transformations urbaines qui en découlent, ces deux hommes observent la rue avec mélancolie. Le balcon, espace de seuil, devient dans ce tableau le signe d’une aisance masculine à pouvoir se déplacer, librement et sans heurt, de la sphère privée à la sphère publique.
Alors que le balcon de Manet est un piédestal sur lequel la bourgeoisie s’expose aux regards et toise les passants, chez Caillebotte, cette posture dominante semble plutôt les isoler du monde environnant. L’homme au premier plan incarne une masculinité ambiguë et incertaine, en décalage face à une forme de virilité stéréotypée. Sa posture décontractée semble renvoyer à une forme d’indifférence « masculine », qui contraste avec la dimension plus psychologique que suggère l’inclinaison de sa tête, évoquant une forme de mélancolie pensive et « féminine ».
L’exploration d’une virilité sensuelle
Sans s’épuiser en vaines spéculations sur la sexualité de l’artiste, l’exposition révèle la singularité de son appréhension de la virilité. Caillebotte se saisit de valeurs traditionnellement associées à un idéal de masculinité afin de les détourner, faisant montre d’un point de vue innovant.
Le cadrage particulier avec lequel il peint ces canotiers suggère une proximité entre le peintre et ses modèles, signifiant son appartenance à un groupe exclusivement masculin. Si la célébration des valeurs du sport semble correspondre à une conception conventionnelle de la masculinité, Caillebotte y associe une forme de sensualité et un contexte intimiste qui l’en préservent. Les bras des sportifs font l’objet d’une attention particulière, la contraction de leurs muscles et la fermeté de leurs poignes étant mise en avant dans la composition.
Avec les nus réalisés en 1884, Caillebotte atteint le comble de la subversion, en bouleversant du même coup les codes du genre et de la peinture. Saisi dans un moment des plus intimes, cet homme est soumis au regard du spectateur-voyeur, qui l’observe à son insu. Alors que les traits de son visage sont représentés de façon très sommaire, presque effacés, les détails de son corps relèvent d’une précision anatomique. Loin des traditionnelles académies, ce nu masculin, dont la position et l’activité renchérissent l’impression de saisie « sur le vif », est d’un réalisme provocateur. Avec cette toile, Caillebotte démontre qu’un homme peut aussi être objet de désir, en privilégiant l’érotisme d’une scène quotidienne à l’héroïsation d’un corps répondant aux canons gréco-romains.
« Caillebotte, peindre les hommes », jusqu’au 19 janvier 2025.
Musée d’Orsay
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