Tina Barney : la « high society » vue de l’intérieur 

Tina Barney : la « high society » vue de l’intérieur 

Jusqu’au 19 janvier 2025, le Jeu de Paume expose quarante ans de photographies de Tina Barney. Originaire de la haute société américaine, son oeuvre y explore les liens familiaux à travers la ritualisation d’un quotidien qui est le sien. L’ambivalence de sa posture d’observatrice interne offre un point de vue inédit.

 

 

/// Emma Boutier

 

 

L’art de la photographie familiale

Cette exposition aurait fait trépigner Pierre Bourdieu, qui dans un ouvrage de 1965 *, associe la photographie amateure à un moyen de renforcer les liens familiaux, tout en construisant une certaine image de la réussite et de la normalité dans un groupe socialement marqué. À voir l’oeuvre de Tina Barney, on pourrait presque croire à une parodie de l’analyse bourdieusienne, tant elle semble en être une application consciente.

 

 

Tina Barney, Family Commission with Snake, 2007. © Tina Barney. Courtesy de l’artiste et Kasmin, New York.

 

 

Pourtant, l’artiste refuse de se faire sociologue. La mise en image de son propre milieu social répond davantage à une nécessité d’introspection : « La seule façon de s’interroger soi-même ou sur l’histoire de sa vie, c’est par la photographie » déclare-t-elle. Foisonnement d’oeuvres d’art, costumes parfaitement taillés, noblesse des matériaux : à première vue, la richesse semble être le propos de Tina Barney. Mais son appartenance au groupe photographié modifie singulièrement son regard, qui n’est ni rempli d’étoiles, ni vindicatif.

Si son point de vue tend à s’objectiver dans une lecture des rôles sociaux et des relations qui caractérisent les membres de sa famille, elle cherche avant tout à en conserver la trace. En fait, elle n’entend pas photographier une classe sociale, mais, tout simplement, ses proches. Cette posture ambivalente lui vaut le surnom de « Nan Goldin à l’envers », photographe dont l’oeuvre documente le quotidien d’une contre-culture queer à laquelle elle appartient.

 

De l’intime dans la chorégraphie

La filiation et la perpétuation d’un héritage immatériel intéressent particulièrement l’artiste, qui cherche à mettre en lumière, dans les moments cérémonials ritualisés, les automatismes qui disent l’appartenance à un même groupe. Elle nous montre que ces gestes et expressions en disent davantage que l’artificialité des évènements orchestrés.

La transmission des codes, l’évolution vers un rôle écrit, se manifeste de façon schématique dans ses photographies regroupant les membres de plusieurs générations. Placées les unes devant les autres, les Filles incarnent la reproduction et sa manifestation à différentes étapes de la vie.

 

 

Tina Barney, The Daughters, 2002. © Tina Barney. Courtesy de l’artiste et Kasmin, New York.

 

 

Mais c’est aussi l’universalité du rôle familial qui transparaît dans ces clichés. Par exemple, l’anxiété d’être parent, flagrante chez les uns, et trahie chez les autres par un regard inquiet qui tranche avec une attitude faussement décontractée.

 

 

Tina Barney, Musical Chairs, 1990. © Tina Barney. Courtesy de l’artiste et Kasmin, New York.

 

 

Barney souhaite ainsi désacraliser les fantasmes dont son groupe social fait l’objet, sans pour autant en véhiculer une fausse image. S’inscrivant dans le courant de la home photography, ses oeuvres sont composées selon une réflexion picturale sur l’agencement de l’espace, avec le souci de montrer les détails à la fois des fastes d’un décor luxueux, et d’objets triviaux, incitant le spectateur à observer attentivement chaque recoin de la pièce. C’est donc une manière de l’inclure dans le cadre, à la fois concret et symbolique, de ce monde à part.

En amenant son appareil dans l’une des pièces les plus intimes de la maison, elle nous en dévoile un aspect bien moins codifié. Une jeune femme sort à peine de sa douche, tandis qu’une autre, à la fenêtre, semble surprise par l’objectif. Sans doute le miroir participe-t-il de cette révélation de l’intime, tout comme les objets, disposés de façon à créer une apparence de désordre hasardeux.

 

 

Tina Barney, Jill and Polly in the Bathroom, 1987 © Tina Barney. Courtesy de l’artiste et Kasmin, New York.

 

 

La tentation du récit

«  Les notions de vérité et de fiction sont sans cesse remises en question » – Tina Barney.

Dans les années 2000, en parallèle de son activité artistique, Tina Barney travaille pour la presse. L’esthétique de mise en scène narrative, déjà sous-jacente dans son travail antérieur, se fait plus explicite dans les photographies de ces années-là, en lien avec son entrée dans l’univers de la photo de mode. The Limo met en scène les rapports de domination qui sous-tendent la relation entre les deux modèles. L’homme à gauche est présenté dans une posture vulnérable et embêtée. On le voit dénudé, recroquevillé et rabattant sa veste pour tenter de se couvrir. Ce geste révèle son mal aise à être soumis au regard de l’homme blanc qui le scrute avec insistance, dans une attitude plus assurée et décontractée.

 

Tina Barney, The Limo, 2006. © Tina Barney. Courtesy de l’artiste et Kasmin, New York.

 

 

Avec cette exposition, le Jeu de Paume signe la première rétrospective européenne consacrée cette artiste encore peu connue outre-atlantique. À découvrir !

 

 

 

*Pierre Bourdieu, Un Art Moyen, 1965. 

 


Jeu de Paume Paris

  • Adresse : 1 Pl. de la Concorde
  • Code postal : 75008
  • Ville : Paris
  • Pays : France
  • Tel : 0147031250
  • Site Internet : jeudepaume.org