Avant d’entamer une longue période de fermeture, le Centre Pompidou consacre la dernière exposition de la Galerie 2 à Suzanne Valadon (1865-1938), artiste qui mena sa quête de modernité sur un chemin parallèle à celui de ses contemporains. Enrichie des prêts du MOMA et de la Fondation de l’Hermitage, la monographie complète celle tenue dans l’antenne de Metz en 2023.
/// Emma Boutier
Les rapports hommes et femmes mis à nu
De modèle à peintre, de Maria à Suzanne, Valadon a su, par l’ardeur de ses lignes et l’audace de sa palette, faire reconnaître son talent jusqu’à être exposée dans les manifestations artistiques les plus prestigieuses, parfois au prix de quelques concessions. Ayant fait du nu l’un de ses sujets de prédilection, elle contribua à son renouvellement en en proposant une vision émancipatrice et donc, pour la critique de l’époque, provocatrice. C’est en effet à la condition de couvrir le sexe de son Adam, à qui elle prête les traits de son amant André Utter, qu’elle est en droit d’exposer sa Genèse autobiographique au Salon des Indépendants de 1920.
Résolue à suivre la voie de la figuration à l’époque du triomphe de l’abstraction et du cubisme, sa peinture n’en est pas moins innovante. Dans une société où les femmes artistes avaient tendance à être maintenues en marge du progrès artistique, Valadon défend avec assurance sa propre conception de la peinture moderne.
Son oeuvre manifeste un traitement inédit de la problématique du regard. Certaines toiles peuvent être lues en opposition à un prisme masculin dominant, que l’artiste contribue à désamorcer, ou du moins fait émerger avec un certain cynisme. Cependant, ses portraits et peintures de nus semblent en dévoiler une appréhension plus complexe et équivoque.
En se saisissant de l’exercice classique de l’académie, traditionnellement réservé à la gente masculine, elle procède à sa redéfinition sous un angle que l’on qualifierait aujourd’hui de féministe. Sous son pinceau, le corps masculin devient sensuel et désirable : le motif du lacement du filet ne semble qu’un prétexte à la mise en scène du corps, visible sous tous ses angles.
Son traitement du corps féminin traduit un objectif différent. Dans la plupart de ses oeuvres, la nudité des femmes n’est pas sujette à la contemplation, mais apparaît naturelle. Les nus féminins sont figurés en activité, dans des scènes quotidiennes qui contextualisent leur nudité et la désacralise, en rupture avec les représentations figées et offertes au regard du spectateur.
Cet aspect de l’oeuvre de Valadon permet d’appréhender des questions d’une actualité déroutante. Plusieurs de ses compositions associent des jeunes filles à des miroirs, dont le reflet est invisible par le spectateur. Le personnage féminin peut ainsi disposer de son propre corps, qu’il découvre et interroge.
Suzanne Valadon, peintre
Alors que les femmes artistes étaient encouragées à s’orienter vers des genres dits mineurs tels que l’aquarelle ou le tissage, Suzanne Valadon revendique sa condition de peintre. En appuyant les contours et en utilisant une palette riche, elle démontre une excellente maîtrise du dessin et de la couleur, deux pôles essentiels de la discipline.
Ce talent de coloriste est mis à profit d’un réalisme cru. La touche et la variété des couleurs utilisées pour peindre le corps permettent d’obtenir un rendu authentique aux antipodes de la peau lisse et diaphane des Vénus. Le rose des irritations, les violet et vert des veines, les aspérités de la cellulite : rien n’est caché.
Valadon s’impose la franchise de son pinceau tout en maintenant un contrôlant attentif sur son image. Les autoportraits présents dans l’accrochage révèlent à la fois une forme de vulnérabilité de l’artiste s’exposant aux regards et sa volonté d’incarner un rôle spécifique.
Avec Portrait de famille, elle procède en une relecture des rapports sociaux, s’octroyant une posture de matriarche. La dignité de sa position contraste avec l’attitude tourmentée de son fils, assis et courbé. Bien que son compagnon la domine par sa taille, son regard distrait semble trahir une autorité de surface, qui dévoile le propos de la composition. L’artiste se saisit des codes du portrait de famille conventionnel tout en le désignant comme une mascarade, afin de se signaler comme la véritable figure d’autorité du groupe.
Énigmatique, son geste de la main peut évoquer le célèbre autoportrait de Dürer. Il serait l’écho d’une identification audacieuse et ironique à une figure paternelle. Mais le geste semble également proche du motif de la charité romaine, qui, ici, pourrait être interprété comme un pied de nez à l’obligation de dévotion envers le père, grand absent de la composition.
Autant ancré dans l’histoire de l’art que dans les bouleversements sociétaux de son temps, l’oeuvre de Suzanne Valadon mérite amplement la place symbolique dans l’art du XXe siècle que lui attribue le Centre Pompidou avec cette rétrospective.
Centre Pompidou
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