Généalogie d’une technologie : le monde selon l’IA au Jeu de Paume

Généalogie d’une technologie : le monde selon l’IA au Jeu de Paume

Du 11 avril au 21 septembre 2025, le Jeu de Paume invite à une rencontre inédite entre intelligence artificielle et art contemporain, dans une exposition où la création est envisagée à l’ère numérique.

 

/// Astrid Vialaron

 

C’est en novembre 2022 qu’OpenAI a lancé le chatbot ChatGPT. Depuis cet événement dans l’histoire récente des technologies, le sujet de l’intelligence artificielle est incontournable, les avis divergent, les débats prolifèrent, et le monde de la culture ne fait pas exception à ce chamboulement. ChatGPT, c’est un outil d’intelligence artificielle générative, qui repose sur les modèles GPT (Generative Pre-trained Transformer). Pourtant, l’intelligence artificielle fait partie de nos vies depuis bien plus longtemps déjà, souvent sans que l’on s’en rende compte. Son impact environnemental, social et politique est déjà considérable — c’est ce que montre cette exposition.

Introduite en 1955, la notion d’intelligence artificielle n’a cessé d’évoluer au rythme des avancées technologiques. L’IA générative, en particulier, bouscule aujourd’hui nos repères : elle redéfinit les processus de création, interroge l’originalité, déplace les frontières entre auteur et machine. Faut-il y voir une crise de la créativité ou simplement une transformation de ses modalités ?

Il ne s’agit pas ici d’une simple présentation d’images, mais d’une véritable réflexion critique autour d’elles : sur le bouleversement de notre culture visuelle, et sur la manière dont l’intelligence artificielle s’inscrit déjà dans notre histoire — y compris celle de l’art. Grâce à des “capsules temporelles” disposées tout au long du parcours, cette révolution technologique, sociale et culturelle se dévoile peu à peu, à la manière de cabinets de curiosités. Ces dispositifs permettent de prendre du recul — critique, historique, parfois même ironique, sur cette évolution technologique, et de fournir une réalité matérielle, historique, palpable et reconnaissable, à l’intelligence artificielle.

Le prisme par lequel nous percevons usuellement les technologiques qui nous entourent est profondément remis en question dans cette exposition, qui immerge les visiteurs dans un monde selon l’IA, et met en perspective la diversité des enjeux compris dans ce monde là. Ce sont 40 œuvres, et près de 100 objets et œuvres historiques qui témoignent des transformations esthétiques, narratives et éthiques impliquées dans ces nouvelles pratiques.

Retour sur des œuvres incontournables de l’exposition.

 

 

 Kate Crawford & Vladan Joler, Calculating Empires (2023)

Une cartographie monumentale nous permet de prendre la mesure des liens entre les avancées technologiques, l’industrialisation, le colonialisme, la militarisation et l’automatisation : c’est Le diagramme Calculating Empires (2023), réalisé par Kate Crawford et Vladan Joler. Cette installation se compose d’un diptyque de 24 x 3 mètres, structuré autour de quatre axes principaux : la communication, le calcul, la classification et le contrôle.

Les deux artistes-chercheurs ont examiné cinq siècles de notre histoire et réalisé une visualisation des rapports entre les technologies et le pouvoir, ainsi que de leur co-évolution. Cette œuvre met en lumière les liens de parenté entre les pratiques de contrôle et de classification du passé (par exemple, l’émergence de la collecte de données biométriques telles que les empreintes digitales) et les systèmes technologiques contemporains (comme la vérification biométrique).

 

Kate Crawford & Vladan Joler, Calculating Empires 2023

 

Trevor Paglen, Faces of ImageNet (2022)

Les enjeux de surveillance de masse, ainsi que la transformation du rapport au sensible et au visible, sont également abordés dans trois œuvres de Trevor Paglen. Artiste, géographe et auteur américain, son travail explore les dynamiques de surveillance et de collecte de données à l’échelle globale.

Dans l’installation Faces of ImageNet (2022), la frontière entre l’œuvre et le visiteur s’efface au profit d’une expérience troublante : celle de se voir scruté, analysé et réduit à un ensemble d’étiquettes générées par une intelligence artificielle. Cette œuvre interactive puise dans le célèbre — et controversé — jeu de données ImageNet, un pilier du développement de la vision par ordinateur depuis le début des années 2010.

Le visiteur est surveillé. Il observe l’œuvre, mais l’œuvre l’observe aussi. Il est pris dans un jeu de regard inversé qu’il ne maîtrise pas. Son visage, capté en temps réel, est projeté à l’écran, automatiquement reconnu, analysé, puis assorti de mots-clés censés le décrire — des termes extraits des clusters d’ImageNet, comme autant de jugements algorithmiques plaqués sur son identité.

 

Collectif Estampa What do you see, YOLO9000  (2019)

Collectif Estampa  Ekphrasis (2025)

Avec l’œuvre vidéo What do you see, YOLO9000, le collectif d’artistes Estampa expose les mécanismes de catégorisation propres aux intelligences artificielles, et interroge les liens entre les mots et les choses, entre les textes et les images, lorsque ces dernières sont captées à travers le regard d’une intelligence artificielle.

C’est le système de vision YOLO9000, outil de classification et de détection d’objets dans des images fixes et en mouvement, qui a ici été utilisé pour lire des images provenant d’œuvres cinématographiques, parfois d’extraits traitant du langage, avec des passages de Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967) de Jean-Luc Godard, de Jeanne Dielman (1975) de Chantal Akerman, ou encore des extraits de la série télévisée pour la BBC Ways of Seeing (1972) de John Berger. La description algorithmique montre alors ses limites, lorsqu’elle peine à décrypter avec sensibilité les attitudes des individus à l’écran et les sous-textes des scènes.

L’exploration par le collectif des liens entre les mots et les images dans le cadre de l’IA se perpétue dans l’installation Ekphrasis (2025), dans laquelle des images de found footage sont soumises à une description algorithmique encore plus précise et complexe.

estampa_What do you see YOLO9000 2019

 

Meta Office, Meta Office: Behind the Screens of Amazon Mechanical Turks (2021-2025)

Meta Office: Behind the Screens of Amazon Mechanical Turks est une installation qui met en lumière des réalités souvent invisibles : celles des « travailleurs du clic ». Ces personnes effectuent une multitude de micro-tâches en ligne, souvent pour entraîner des intelligences artificielles, depuis des postes de travail dispersés aux quatre coins du monde, chacun dans des conditions différentes. Certains de ces travailleurs ont accepté de décrire leurs espaces de travail, ce qui a permis la création de cette installation. Elle donne à voir la diversité de leurs environnements, de leurs rémunérations, mais aussi des fragments de leur intimité. Une manière sensible et percutante de rappeler que, derrière l’automatisation apparente des systèmes d’IA, se cachent encore des milliers d’êtres humains, trop souvent oubliés.

 

 

 

Jeu de Paume Paris

  • Adresse : 1 Pl. de la Concorde
  • Code postal : 75008
  • Ville : Paris
  • Pays : France
  • Tel : 0147031250
  • Site Internet : jeudepaume.org