« Horizons Enfouis » de Manoela Medeiros

« Horizons Enfouis » de Manoela Medeiros

/// Un texte de Grégoire Prangé 

 

Jusqu’à ce que l’horizon nous rejoigne

En 2014 Manoela Medeiros érige un mur en coin, espace rudimentaire adapté au corps qui vient s’y nicher – le sien – habitat minimal dans lequel il se tient, évolue, lentement s’y heurte, contraint, doucement détruit. Couche après couche le plâtre se détache de la structure et s’écrase sur le sol, forme d’érosion accélérée par les os, les muscles et la peau. D’archéologie inversée. Au contact de la chaire, le mur – membrane plus poreuse qu’elle ne veut bien l’admettre – devient le négatif d’une relation physique mouvementée. Ainsi marquée en creux, notre relation au monde se trouve comme inscrite dans la paroi, avec tous ses points de contact, violents ou apaisés, ses agitations et ses langueurs. De ce fait elle peut se lire, et survivre à l’instant passé. 

 

En géologie, une couche stratigraphique marquée par divers phénomènes naturels tels qu’une éruption volcanique, un tsunami ou l’impact d’une météorite, mais également par l’accumulation de contenus fossiles, se nomme horizon. Ce même terme s’utilise en archéologie pour définir une large portion de territoire marquée par les mêmes restes, les mêmes artefacts : un morceau de temps figé dans le sol. Observer l’horizon nous permet donc de plonger dans l’histoire de la terre et de ses habitants, avec un peu de travail dans leurs vies, avec un peu de projection dans leurs rêves. Car si l’horizon cristallise le passé, il dessine aussi l’avenir. 

 

 Vue de l’exposition « Horizons Enfouis », œuvres : © Manoela Medeiros

 

En 2012 Manoela Medeiros explore à Lisbonne les entrailles d’un bâtiment délaissé, y dessine, y pose ses marques et en gratte la surface – à la main, le corps et la matière – qui peu à peu s’effrite et laisse apparaître du mur les multiples strates, couches de couleurs et de matières empilées. Avec ce carottage improvisé – elle parle d’excavation – c’est l’histoire du lieu qui se donne à voir, des personnes qui l’ont occupé, des histoires qu’il a accumulées, des vies qu’il a contenues, des rêves qu’il a laissé s’échapper. 

 

En 1940, alors que le monde sombre dans la guerre, un jeune garçon fait la découverte d’une grotte aux parois peintes, non loin du château de Lascaux. L’histoire veut qu’un lapin apeuré ait entraîné dans ce lieu effacé la fougue d’un chien puis la curiosité de son maître. Après avoir retiré quelques pierres réapparaissent des formes plusieurs fois millénaires, des couleurs, des traces, rémanences de gestes et d’histoires depuis longtemps révolues. Et l’horizon se rapproche – par excavation devient présent, dans nos regards devient futur. 

 

Manoela Medeiros explore donc à Lisbonne les entrailles d’un bâtiment délaissé. Pour elle l’expérience devient révélation, aussi bien qu’initiation : du site, elle extrait des fragments qui ensuite deviendront œuvres, de celui-là puis d’autres, au Portugal, en France et ailleurs, les mettant en proximité et par là rapprochant les histoires, les vies et les rêves oubliés. Depuis 2012 elle relie ces horizons divers, créant ainsi par collage de nouvelles réalités dans l’espace et le temps, histoires chimériques dessinées pour stimuler nos imaginaires. 

 

Manoela Medeiros, Ruine paysage, après la pluie, Paint, pigment coating & excavation on canvas, 2 x 160 x 100 cm.

 

En 1973 à Winchester, Edward C. Harris développe une matrice visant à analyser et schématiser les séquences stratigraphiques observées dans les fouilles archéologiques. Fonctionnels, ces dessins représentent le mille-feuilles d’horizons que le temps a produit dans un territoire – et les multiples strates résultant des vies qui s’y sont succédées – la manière dont ils sont agencés, leurs points de contacts, leurs porosités. Assez naturellement, Manoela Medeiros s’intéresse à cet outil scientifique qui, d’une certaine manière, condense l’agencement des histoires, des vies et des rêves, et entre en résonnance avec bon nombre de ses œuvres. 

 

La dimension archéologique du travail de Manoela Medeiros s’exprime parfois sur site directement. Elle travaille alors en symbiose avec le lieu qui l’accueille, avec ses composantes naturelles, de ses murs révèle les strates cachées – des couches de temps – les excave pour les donner à voir renouvelées. En grattant ainsi les parois de l’espace d’exposition, elle crée des fenêtres sur ses vies passées, horizons mêlés dans lesquels nous sommes invités à nous plonger pour en recomposer les paysages – c’est la rencontre du territoire et de l’imaginaire.

 

 Vue de l’exposition « Horizons Enfouis », œuvre : © Manoela Medeiros

 

Si le paysage est un territoire devenu image, un territoire augmenté, ou bien détourné, alors peut-être l’archéologie nous permet-elle par l’étude des sols de révéler les paysages passés, au moins partiellement. C’est ce processus, qui s’appuie sur le temps long, que Manoela Medeiros condense dans la série des Ruines, appliquant sur la toile de nombreuses couches de peintures et les excavant ensuite, grattant pour laisser apparaître sur le même plan l’accumulation de ces temporalités feintes. Procédurales, ces peintures ne cherchent pas à représenter les murs vieillis de nos villes, qui nous séparent du monde extérieur et sont voués à évoluer, à subir un processus de dégradation et sans doute à disparaître, laissant la nature les recouvrir et les réintégrer à son règne – forme de retour à la terre, et de réconciliation. Elles ne cherchent pas à en imiter la surface et les histoires, mais bien plus à en donner une image, en l’incarnant à en reproduire la force et les effets. Ainsi, ces toiles sont d’une certaine manière des œuvres mises en ruine, et des ruines mises en œuvre.  

 

Manoela Medeiros, Ruine paysage, forêt sauvage, Paint, pigment coating & excavation on canvas, 100 x 81 cm.

 

En 2015, Manoela Medeiros déplace une dune de sable vers une autre à l’aide d’un tamis, entreprise symbolique rendue vaine par l’usage de ce contenant qui, inévitablement, laisse les grains s’écouler le long du chemin. Répétée, l’action répartit le sable entre les deux dunes, à la manière d’un grand sablier qui voyant l’écoulement du temps vient fondre les horizons. Car si l’horizon cristallise le temps, les histoires et les vies, il contient également nos rêves et ceux des autres, qui étaient là avant nous et seront là après, les utopies qui nous ont gardés en vie. Alors il peut bien reculer, l’horizon, à mesure que nous avançons il peut bien s’éloigner, du moment que nous le gardons en vue – peut-être un jour nous rejoindra-t-il.  

 

En 2022, l’horizon reste la perspective de Manoela Medeiros – les enfouis que nous excavons, les cachés que nous redécouvrirons, les lointains qui peut-être nous atteindrons – qui se déploie sous différentes formes dans l’espace d’exposition, qui nous est transmis bien sûr et vers lequel nous sommes invités à nous projeter. À la manière de son travail, ce texte s’est construit en strates imbriquées, à la recherche de lignes de forces et de perspectives, d’images et de paysages, d’évocations, d’intuitions ; en nuances car, comme le temps, son œuvre ne se construit pas comme un fleuve linéaire, mais se déploie en de nombreux méandres, qui s’écoulent et se croisent, s’éloignent et se rapprochent, jusqu’à ce que l’horizon les rejoigne.

 

Vue de l’exposition « Horizons Enfouis », œuvres : © Manoela Medeiros

 

Visuel de couverture : © Manoela Medeiros, Ruine escalier, Paint, pigment coating & excavation on canvas, 200 x 160 cm

 

Double V Gallery

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