Le réalisme merveilleux de Ribera  

Le réalisme merveilleux de Ribera   

Avec l’exposition « Ribera. Ténèbres et Lumières », le Petit Palais inaugure une rétrospective inédite de l’oeuvre caravagesque de Jusepe de Ribera (1591-1652). De sa bohème romaine aux lauriers cueillis à Naples, le « spagnoletto » livre une interprétation sans pareille de l’enseignement du Caravage, oscillant entre idéalisation du quotidien et humanisation du surnaturel.

/// Emma Boutier

 

 

D’après les écrits du marchand d’art Giulio Mancini, Ribera aurait vécu une jeunesse hédoniste et précaire, alimentée par plus de plaisirs débauchés que de repas chauds. Le jeune peintre embrassait à Rome, sa première ville de résidence après qu’il ait quitté l’Espagne à quinze ans, une existence frugale, sans doute à l’origine de son intérêt pour les franges de la société.

 

Peindre la « splendeur des plus humbles » (1)

 

Sous le pinceau de Ribera, les marginaux acquièrent une dignité nouvelle. Observés d’un oeil rétrospectif, ses portraits semblent annonciateurs des peintures physiognomoniques du XIXe siècle. En effet, l’on peut entrevoir chez le peintre les prémices d’un mode typologique de représentation, qui n’est pas sans lien avec ses racines ibériques. L’influence du roman picaresque, mettant en scène des antihéros opposés à l’idéal chevaleresque promu dans la littérature classique, y est sensible. Ribera s’auto-proclame représentant des anormaux, des imparfaits, qu’il traite avec une bienveillance déconcertante.

Au Royaume de Naples, qui est alors possession espagnole, sévit une grande pauvreté dont Ribera brosse le portrait sans trop de misérabilisme. Ce jeune garçon souffrant d’une déformation congénitale, vêtu de guenilles, est montré souriant et malicieux. Ses yeux rieurs interpellent le spectateur avec espièglerie, lui demandant l’aumône avec légèreté, sans s’abaisser à des supplications. Dans le tableau, cet individu de petite taille a l’occasion de dominer les foules.

 

Jusepe de Ribera, Le Pied-bot, 1642. Musée du Louvre, Paris. © Grand Palais RMN (musée du Louvre) / Photo Michel Urtado

Quant à cette jeune paysanne de la série des Allégories des cinq sens, son sourire légèrement déformé et son regard impénétrable disent sa folie sans caricature. Si ce tableau semble annoncer les Caprices de Goya ou les Monomanes de Géricault, la représentation de Ribera paraît plus légère et moins scientifique.

 

Jusepe de Ribera, Jeune fille au tambourin (Allégorie de l’ouïe) 1637. Collection particulière. © Petit-Palais

Avec la série des Allégories, Ribera contribue à anoblir le genre anecdotique, en associant le naturalisme cru de la représentation à une dimension plus spirituelle. Sur un mode héroïcomique, le quotidien misérable est nimbé de merveilleux. Les haillons du vieillard, érigé en Allégorie de l’odorat, sont à la fois dramatisés et magnifiés par une lumière divine, qui se réfléchit à l’intérieur de l’oignon, tenu par des mains aux ongles sales.
Toute la symbolique associée à l’oignon est étendue à l’individu, dont les couches de vêtements s’apparentent à celles du légume, pour signifier la pureté intérieure qui réside sous l’apparence repoussante.

 

 

 

 

Jusepe de Ribera, Allégorie de l’odorat, 1615-1616. Collection Abello, Madrid. © Abello Collection, Madrid / Photo Joaquín Cortes.

 

 

L’humanisation des scènes mythologiques et bibliques

Dans le contexte de la Contre-Réforme catholique, l’art sacré est influencé par une injonction latente à exacerber la présence des Saints, en rupture avec l’iconoclasme calviniste. Ribera interprète très personnellement ce principe de représentation, en figurant des personnages bibliques humanisés par la violence subie.

Ainsi en va-t-il du Martyre de Saint Barthélémy. Ribera peint le détail horrifiant de la main du bourreau plongeant dans la chaire du Saint tordu de douleur. Sa maigreur et les plis de sa peau vieillie rendent le supplice plus graphique encore, faisant affleurer sur son corps chaque effet provoqué par la torsion. La diagonale formée par les bras étirés oppose l’écorchement de l’avant-bras gauche à la main droite désarticulée et crispée par la douleur, comme l’est le pied du Samson aveuglé dans le tableau peint par Rembrandt moins de dix ans auparavant.

L’intensité de la torture contraste avec le visage du martyr, proche de l’état de « noble simplicité et grandeur sereine » décrit par Winckelmann. Son regard établit une connivence avec le spectateur, qui devient le récepteur d’une compassion mystique.

 

 

Jusepe de Ribera, Martyre de saint Barthélémy, 1644. Museu Nacional d’Art de Catalunya. © Museu Nacional d’Art de Catalunya, Barcelona

 

Le thème de l’écorchement avait déjà intéressé Ribera quelques années plus tôt. La violence est traitée de façon plus explicite dans son interprétation du mythe d’Apollon et Marsyas.

Par opposition avec la dignité du Saint Barthélémy, l’expression d’horreur du satyre est représentée avec tant d’acuité que l’on entendrait presque ses cris de douleur. Les joues rosées et le corps grisâtre racontent son essoufflement à force de hurlements. Le dieu atteint le comble de la cruauté par le regard impassible qu’il porte sur sa victime contorsionnée, tandis qu’il triture sa plaie béante.

 

Jusepe de Ribera, Apollon et Marsyas, 1637. © Museo e Real Bosco di Capodimonte, Naples. Photo L. Romano.
 

« Plus sombre et plus féroce » (2) que le Caravage, Ribera s’approprie les principes du maître. Il y conjugue son intérêt pour les couches populaires de la société, ainsi que sa culture hispanique. Dans son oeuvre, la dramatisation inhérente au clair-obscur caravagesque trouve son expression dans la violence des rapports humains, qu’il perçoit dans les mythes fondateurs.

 

1 : Lemoine, A., & Metz, M., (2024). Ribera. Ténèbres et Lumières. Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris.

2 : Giulio Mancini, Considerazioni sulla pittura, v. 1617-1621. Cité dans Ribera. Ténèbres et Lumières (p. 275).

 

 

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