Dossier /// La gratuité, à quel prix ?

Dossier /// La gratuité, à quel prix ?

Dispositif phare de la démocratisation culturelle, la gratuité des musées et espaces d’art fait débat. Elle semble pourtant jouir aujourd’hui d’un retour en grâce. Enquête sur les raisons d’un phénomène…

/// Stéphanie Lemoine

Le 4 juillet dernier, Fluctuart ouvrait enfin ses portes. Lauréate de l’appel à projets Réinventer la Seine, cette barge arrimée quai des Invalides à Paris se veut le « 1er centre d’art flottant au monde » et accueille sur 1000 m2 deux espaces d’exposition, une librairie spécialisée, un bar où sont visibles les collections permanentes et un rooftop offrant une vue exceptionnelle sur la Seine et le Grand Palais. Jusqu’au 22 septembre, les visiteurs peuvent y découvrir dans la cale « Time capsule » de Swoon. Déjà présentée au CAC (Contemporary Art Center) à Cincinatti, cette installation s’est étoffée lors d’une résidence de quinze jours de l’artiste américaine à Paris, et démontre tout à la fois son engagement politique et sa maîtrise dans l’art du collage. 

L’événement est un succès à la mesure des attentes de Nicolas Laugero-Lasserre, directeur artistique de Fluctuart : « Nous recevons en moyenne 1000 visiteurs par jour, ce qui est considérable, explique-t-il. Notre objectif est d’accueillir 300 à 400 000 visiteurs à l’année. » La qualité de l’accrochage et la localisation de la barge ne sont sans doute pas étrangères à ce plébiscite. Mais la fréquentation plus qu’honorable du lieu tient peut-être aussi à une autre de ses caractéristiques : les expositions temporaires comme les collections permanentes y sont en accès libre. « La gratuité est pour moi une conviction intime, affirme Nicolas Laugero-Lasserre. J’ai envie que la culture soit accessible au plus grand nombre. »

La gratuité fait son retour

Dans le monde de l’art, un tel positionnement n’est pas isolé, et semble même connaître un regain d’actualité, commun aux institutions publiques comme à une poignée d’espaces privés ouverts récemment. Côté public, citons l’ensemble des musées dijonnais ou encore la galerie du Temps au Louvre-Lens, gratuite depuis l’ouverture du site en 2012. Dans la même veine, Avignon entérinait en avril 2018 l’accès libre aux collections permanentes de cinq musées, dans le cadre de l’opération « Viens me voir ». Financé intégralement par la ville, le dispositif affichait un objectif clair : attirer touristes et résidents dans les lieux culturels situés en marge des grands monuments de la commune, dont le Palais des papes qui accueille à lui seul 600 000 visiteurs par an. Un an plus tard, le pari est largement tenu : la fréquentation a bondi de 70%.

Même succès à Lens. Conforme au positionnement de l’institution, conçue non pas comme un « mini-Louvre », mais un « Louvre autrement », la gratuité y a des effets sensibles : non seulement le musée est le troisième le plus fréquenté hors d’Ile de France, avec 450 000 visiteurs par an, mais ceux-ci sont en majorité (64,8%) originaires de la région. « Un autre motif de satisfaction est celui d’avoir ouvert les portes du Louvre-Lens à un public atypique dans l’univers muséal, affirmait ainsi sa directrice Marie Lavandier en 2017. Familles, ouvriers et employés y sont singulièrement plus nombreux qu’ailleurs, tandis que plus de 56 % de nos visiteurs ne se déclarent pas ou peu familiers des musées, soit 13 points de plus que la moyenne dans les établissements français. »

On ne saurait mieux dire l’enjeu de la gratuité, à savoir la volonté de rendre la culture accessible à tous. Dans le discours dont il accompagnait en mai dernier la réouverture du Musée des Beaux-arts de Dijon, son maire François Rebsamen justifiait ainsi sa volonté de maintenir envers et contre tout un accès libre aux musées de la ville : « nous le savons tous, encore aujourd’hui, plus de 60% de la population ne met jamais les pieds dans un musée. Je pense que ce combat de l’accès à la culture pour tous, nous ne devons jamais l’abandonner. Certes, pour gagner de nouveaux publics, la gratuité des musées n’est pas le seul élément, mais c’est, sans doute l’un des plus importants. » 

Une mesure controversée

Aussi affirmatif soit-il, le discours de l’élu dijonnais avait pourtant tout l’air d’une justification. Et pour cause : la gratuité est controversée à plusieurs titres, et nombre d’institutions publiques, dont le Louvre à Paris ou les musées bordelais, y ont mis fin partiellement ou totalement, sans d’ailleurs afficher de baisse de fréquentation. Bien que la billetterie constitue la portion congrue des budgets des musées, ses détracteurs lui reprochent d’abord son coût. A Dijon par exemple, la politique culturelle absorbe 26,5% du budget de fonctionnement de la ville, et même 30% si l’on ajoute l’investissement, selon les chiffres avancés par François Rebsamen. Dans un contexte de raréfaction des ressources publiques et de baisse des subventions, un tel choix passe mal. D’autant qu’il peinerait selon certains à satisfaire l’objectif de démocratisation culturelle affiché. « Plusieurs études s’accordent pour affirmer que « la gratuité [généralisée de l’entrée] n’apparaît plus comme un moyen pertinent pour faire venir de nouveaux publics au musée, écrivaient ainsi Anne Gombault, Christine Petr, Dominique Bourgeon-Renault, Marine Le Gall-Ely et Caroline Urbain en 2006 dans un article intitulé « La gratuité des musées et des monuments côté publics ». L’accès égal à la culture, et notamment au musée, ne passe plus tant par le prix que par des incitations plus ciblées. » Ces incitations consistent d’abord en des aménagements spécifiques. Ainsi, à Dijon, les travaux réalisés par Yves Lion au musée des Beaux-arts ont ouvert l’institution sur la ville et transformé la cour de Bar en « vraie place urbaine », selon les termes de Franck Riester. Faciliter l’accès de tous à la culture suppose aussi la mise en œuvre de nombreux dispositifs de médiation, ou encore d’une politique tarifaire ciblée, qui réserve la gratuité à certains publics (enfants, demandeurs d’emploi…) et certains moments (nuits des musées, premiers dimanches du mois, etc.).

La gratuité, un horizon privé ?

Alors qu’elle fait débat dans les institutions publiques, la gratuité est en revanche plébiscitée par nombre d’espaces privés ouverts récemment, et pour les mêmes raisons. « Nous ne sommes plus dans l’ère Jack Lang, où les budgets de la culture étaient triplés, résume Nicolas Laugero-Lasserre. Avec l’érosion chaque année des budgets de la culture, comment fait-on ? Fluctuart est l’une des réponses : c’est une entreprise privée d’intérêt général, avec des fonds d’investissement qui permettent la gratuité. »

La barge parisienne se coule en cela dans un modèle en pleine émergence, qu’il soit porté par des associations, des fonds de dotation ou des entreprises. Un modèle illustré entre autres par les Magasins généraux à Pantin, le Hangar 107 à Rouen, ou encore le MAIF social club à Paris, qui ont opté pour la gratuité dès leur ouverture. Lafayette Anticipations, espace de production et d’exposition parisien ouvert en 2018 à l’initiative de la famille Houzé, propriétaire des Galeries Lafayette, l’a aussi instaurée en mars dernier, après une parenthèse payante : « Nous nous sommes rendu compte que les visiteurs du rez-de-chaussée ne montaient par forcément dans les étages, explique Aurélie Garzuel, directrice de la communication. Il nous a alors semblé assez naturel d’ouvrir l’espace gratuitement, dans le but d’accueillir plus de visiteurs. » S’il est trop tôt pour dresser selon elle le bilan d’une telle mesure, ses effets seraient sensibles sur la fréquentation.

Dans les espaces d’art privés, on justifie la gratuité par une volonté d’ouverture à des publics plus nombreux et plus diversifiés. « Elle est centrale pour nous, explique par exemple Eugénie Lefèvre, directrice de la programmation des Magasins généraux, où siège l’agence de publicité BETC. Nous sommes une structure privée mais avec une mission d’intérêt général. La gratuité n’est pas le seul levier mais supprime l’un des barrières à l’entrée, surtout dans un département (la Seine-Saint-Denis), qui compte parmi les plus pauvres de France. Elle ne fait pas tout, cela dit : nous l’accompagnons de nombreux dispositifs de médiation, et optons pour des thématiques susceptibles de parler à tout le monde. » Après une saison 2018 consacrée au football (coupe du monde oblige), l’espace pantinois s’intéresse cette année à l’amour, autre grand sujet universel décliné dans l’exposition collective Futures of Love. « Notre objectif est de ne pas être enfermés dans une programmation élitiste, résume Eugénie Lefèvre. Nous avons l’ambition de consacrer des expositions à de grands thèmes culturels, et assumons le terme de pop culture. »

Urs Fischer, Wild Lovers / Midnight Sun, 2018 Diptyque : MDF laminé au papier, apprêt, gesso, encre de sérigraphie, cadre en polyuréthane blanchi, peinture à base de résine, 98 x 75 x 3 cm Photo. Stefan Altenburger Photography Courtesy the artist and Sadie Coles HQ, London

La gratuité, outil nécessaire mais non suffisant

De fait, des choix programmatiques « grand public » sont un complément essentiel de toute politique de gratuité. Au MAIF social club, « Cause toujours !, du hashtag à la rue », dédié aux formes de militantisme nées de la Révolution digitale, succèdera en octobre à une exposition sur le bonheur. Au Hangar 107 ou à Fluctuart, on mise plutôt sur l’art urbain. « Les galeries et les musées génèrent souvent l’ennui, explique Nicolas Couturieux, programmateur du Hangar 107. J’arrive au contraire à faire venir des gens qui ne vont pas au musée, non seulement parce que le lieu est gratuit, mais aussi parce qu’on se positionne de manière à ce que les gens nous comprennent. Quand j’invite Aryz, un artiste d’une trentaine d’années connu dans le monde entier, je sais que je vais parler à beaucoup de monde, et notamment aux jeunes. »

Cette programmation accessible est partout assortie de nombreuses médiations, depuis l’application dédiée jusqu’à la présence sur site de facilitateurs. Grâce à un partenariat avec l’ICART, dont Nicolas Laugero-Lasserre est également directeur, Fluctuart propose ainsi des visites guidées gratuites, menées par des étudiants bénévoles de l’école. « Nous permettons aux gens de leur laisser un pourboire, précise-t-il. C’est le modèle londonien : vous ne payez pas l’entrée, mais pouvez rétribuer librement les médiateurs. » Aux Magasins généraux, Eugénie Lefèvre a également missionné une médiatrice professionnelle, habitante de Pantin et fine connaisseuse du territoire, pour présenter l’exposition Futures of Love, où certaines œuvres frisent la pornographie. Le Hangar 107 ajoute à ces dispositifs l’édition de catalogues, qui viennent accompagner chaque exposition.

 

L’intérêt général, une somme d’intérêts particuliers ?

On devine que de telles mesures ont un coût, et mobilisent des budgets importants. Surgit alors une question attendue : celle des bénéfices escomptés en contrepartie d’une ouverture tous azimuts à un large public. Pour les mesurer, il faut entrer dans le détail de chaque structure. On découvre alors des modèles économiques divers, mais qui ont en commun de lier fortement programmation artistique, image et rentabilité financière. C’est évidemment le cas du MAIF Social Club, dont l’offre culturelle reflète la position d’« assureur militant » affichée par la MAIF. « Quand d’autres mutuelles affectent leur budget publicité à des spots télévisés ou radiophoniques, la MAIF a fait le choix d’en consacrer une partie à un lieu de vie dédié à la culture et l’innovation sociale », explique Marie Thomas, chargée de communication de l’espace parisien. C’est aussi le cas des Magasins généraux, qui confortent d’exposition en festival l’« ADN créatif » de BETC.  « Avec la numérisation, certaines agences de publicité se concentrent sur la big data, explique Eugénie Lefèvre. Pour nous, ce ne sont que des moyens pour construire des réputations, mais non des fins en soi. Nous voulons garder le sens et la création au cœur de notre ADN. Les Magasins généraux amplifient cette dimension, et assoient l’image d’une entreprise qui met la création au cœur. » L’offre culturelle en accès libre y excède du reste la simple démonstration de savoir-faire : elle permet aussi à BETC de nouer ou de consolider des liens avec ses prospects ou clients. Par exemple, Futures of Love est financé par Tinder, qui a tout intérêt à montrer, comme le fait l’exposition, que « les codes amoureux ont changé ».

Ailleurs, la gratuité sert des objectifs divers. Pour Nicolas Laugero-Lasserre, il ne fait aucun doute qu’elle a en partie permis à Fluctuart de remporter le très sélectif appel à projet « Réinventer la Seine ». « Nous savions qu’elle était un élément convaincant pour les pouvoirs publics, affirme-t-il. La mairie de Paris affiche un déficit de 7 milliards d’euros. La question dans ces conditions était de déterminer comment elle pouvait continuer à mener une politique culturelle. » En l’occurrence, le lieu compte sur l’événementiel et le bar pour assurer son équilibre. Au Hangar 107, c’est un promoteur immobilier, Marc Laubiès, qui a levé les fonds pour financer la construction et la programmation du lieu. Selon un modèle économique original, les coûts de fonctionnement du centre d’art sont intégrés aux charges de copropriété de l’immeuble, où sont installés des bureaux. « C’est une vraie plus-value pour les copropriétaires, explique Nicolas Couturieux. Le Hangar 107 est à la fois le nom du centre d’art et celui du bâtiment. Cela permet d’identifier ce dernier, de le faire connaître. »

L’intérêt général revendiqué par tous ces espaces d’art se mêle en somme à une foule d’intérêts particuliers – seuls garants de la rentabilité et la pérennité des lieux. Donc de leur gratuité… Décidément, tout a un prix.