Dossier /// Quand l’art fait scandale

Dossier /// Quand l’art fait scandale

Si le scandale accompagne l’émergence de l’art moderne, force est de constater qu’il n’a plus le même parfum aujourd’hui qu’hier. les objets de controverses dans l’art se sont déplacés depuis une vingtaine d’années, signalant un tournant sociétal à l’oeuvre. Si la pornographie choque moins – sauf dans l’espace public – la représentation des enfants, des animaux, des minorités politiques, deviennent des sujets hautement sensibles…

/// Stéphanie Lemoine

En 1865, une toile présentée au Salon marque ce qui apparaîtra rétrospectivement comme l’acte de naissance de l’Art moderne. Il s’agit d’Olympia de Manet. Représentant une jeune femme nue, le regard planté dans celui du spectateur, l’œuvre suscite un scandale monstre. Ce n’est pas tant la nudité qui choque – elle est alors monnaie courante dans les sujets mythologiques – que le réalisme cru de l’ensemble. En s’affranchissant des canons classiques, le peintre inaugure une nouvelle ère esthétique, marquée par la transgression des règles de la représentation et l’affirmation de la subjectivité de l’artiste. D’ailleurs, dans le sillage d’Olympia, les Impressionnistes ajouteront eux aussi à ce parfum de scandale par leur manière de reconfigurer les frontières du beau.

Edouard Manet, Olympia, 1863, huile sur toile, 130 x 190 cm

Les controverses qui ont accompagné l’émergence de l’art moderne nous paraissent difficilement compréhensibles aujourd’hui. Nous en avons si bien intégré les principes esthétiques que rien ne nous paraît vraiment choquant dans les œuvres de cette époque. Il en va de même de l’art contemporain : jusqu’à très récemment, il semblait ne plus devoir scandaliser outre mesure, quand bien même il se voulait ouvertement provocateur. Si bien qu’en 2005, la sociologue Nathalie Heinich écrivait pour la revue Politix, dans un article intitulé L’art du scandale, indignation esthétique et sociologie des valeurs : « d’une certaine façon, le scandale en art est derrière nous. »

1 – Le renouveau du scandale au vingt-et-unième siècle

Un tel propos serait-il encore de mise aujourd’hui ? Pas sûr : non seulement le scandale en art n’a pas disparu, mais il connaît même un étonnant regain d’actualité depuis quelques années, et touche aussi bien les créations nouvelles que certaines œuvres du passé, jugées à l’aune de critères moraux contemporains. Les controverses artistiques sont d’ailleurs à ce point monnaie courante qu’elles suscitent quelques alertes sur de nouveaux risques de censure.  L’Observatoire de la liberté de création vient ainsi de publier un guide intitulé L’œuvre d’art face à ses censeurs. L’ouvrage examine treize cas emblématiques qui ont agité l’opinion au cours des vingt dernières années dans tous les domaines artistiques, et pointe les sujets d’indignation les plus récurrents. On y découvre que ces derniers ont évolué, tout comme d’ailleurs l’identité des censeurs et les méthodes auxquelles ils recourent. Alors que le vandalisme et les appels à la censure émanaient jusqu’à présent au premier chef des ligues de vertus et associations religieuses, ils sont aussi le fait désormais de groupes de pression affiliés au camp “progressiste” et à la gauche. Aujourd’hui, on ne cherche plus seulement à interdire au nom du respect des croyants, mais aussi pour défendre les minorités politiques et les publics jugés vulnérables, et notamment pour protéger les femmes, les noirs, les enfants ou les animaux… Les armes de la dénonciation ? Les réseaux sociaux et les pétitions en ligne, devenus caisses de résonance des scandales contemporains…

2 – Quand le scandale est religieux

Andres Serrano, Piss Christ (immersions), 1987, cibachrome

Les censeurs habituels, généralement affiliés à l’extrême-droite et à l’intégrisme religieux, n’ont pas disparu pour autant. Ils continuent même à grossir l’actualité de faits d’armes spectaculaires, où le vandalisme et l’intimidation figurent en bonne place. En 2011, ce sont par exemple des membres de Renouveau français, un mouvement nationaliste catholique, qui dégradaient à coups de marteau Piss Christ d’Andres Serrano. Présentée dans le cadre de l’exposition Je crois aux miracles à la Collection Yvon Lambert en Avignon, cette photographie datée de 1987, et montrant un crucifix plongé dans l’urine et le sang, avait déjà suscité l’ire des ligues de vertu religieuses outre-Atlantique et en Australie. Pour ses détracteurs, elle était en effet accusée de profaner l’image du Christ.

Tout comme la Nona Ora de Maurizio Cattelan, autre œuvre scandaleuse, avait été tenue pour une offense à l’égard de Jean-Paul II lors de sa création en 1999. Montrant le pape terrassé par une météorite, cette sculpture provoca notamment l’indignation en Pologne, patrie du pape, lorsqu’elle y fut exposée à la Zacheta Gallery of Contemporary art. Un homme politique polonais tenta de la vandaliser, et la directrice du musée dut démissionner pour calmer l’opinion publique.

En 2019, c’est en Israël qu’une œuvre d’art choquait les croyants : présentée dans le cadre de l’exposition Sacred goods au musée d’art de Haïfa, la sculpture McJesus de Jani Leinonen représentait le Christ en croix sous la forme du clown mascotte de McDonald’s. Ce détournement n’a pas vraiment plu à la communauté chrétienne locale, qui tenta de le faire interdire à grands coups de cocktails Molotov, et au gré d’une campagne sur les réseaux sociaux. Motif invoqué : le blasphème s’inscrivait dans un contexte particulier, puisque les Chrétiens forment en Israël une minorité qui peine à exister entre Juifs et Musulmans.

3 – L’art contemporain, objet de scandale

Pour une certaine frange du public contemporain, nul besoin cependant de recourir au blasphème pour susciter l’indignation. En ce domaine, la simple exhibition des mécanismes de valorisation des œuvres sur le marché de l’art suffit. Si la création contemporaine suscite le scandale, c’est d’abord parce qu’elle est suspectée d’être un simple objet de spéculation aux mains des nantis…

Quelques affaires médiatiques récentes viennent accréditer cette idée. Parmi elles, la controverse qui a entouré le « Bouquet de tulipes” de Jeff Koons offert par l’ambassade américaine à la ville de Paris dans le sillage des attentats du 13 novembre 2015. Inaugurée dans l’apaisement à l’automne 2019 sur les Champs Elysées, l’œuvre monumentale avait d’abord suscité une polémique liée en grande partie à la personnalité de son créateur. Alors qu’on annonçait son installation place de Tokyo, une tribune publiée dans Libération et signée par diverses personnalités du monde de l’art avait par exemple fustigé un Jeff Koons « devenu l’emblème d’un art industriel, spectaculaire et spéculatif ».

Jeff Koons, Bouquet of Tulips, 2019, H. 12 m

En décembre 2019, une « œuvre » du trublion Maurizio Cattelan créait une polémique plus grande encore à Miami Art Basel. Pour cause : prophétiquement intitulée Comedian, elle consistait en une simple banane scotchée sans ménagements sur le stand de la galerie Perrotin. Ce qui n’empêcha pas une collectionneuse française de l’acquérir pour la somme de… 120 000 dollars, avec à la clé l’un des plus grands buzzs que l’art contemporain ait jamais connus.

Maurizio Catteman, Comedian, 2019

Dans certains cas, c’est la dénonciation de la spéculation elle-même qui engendre la polémique… et la publicité. En octobre 2018, Banksy suscitait ainsi l’emballement médiatique grâce à l’autodestruction de l’une de ses oeuvres, Girl with a balloon, en pleine adjudication chez Sotheby’s à Londres. Censé mettre au jour l’absurdité de la spéculation, ce happening semble l’avoir au contraire renforcée : un an plus tard, une oeuvre du street artist anglais battait un nouveau record en salles des ventes, où son Devolved Parliament (2009) était adjugé pour l’équivalent de 11,1 millions d’euros.

4 – L’espace public, lieu du scandale

Autre motif « classique » de scandale : la sexualité. Si la société contemporaine est sur ce point autrement plus permissive que par le passé, les représentations et simples évocations de tout acte de fornication continuent de choquer dès lors qu’elles sont exposées dans l’espace public, par nature ouvert à tous. L’actualité récente en fournit quelques exemples.

En 2014, l’érection de Tree de Paul McCarthy sur la Place Vendôme à Paris dans le cadre du parcours « Hors les murs » de la FIAC suscitait ainsi des réactions extrêmement violentes. La forme ambiguë de cette sculpture gonflable, à mi-chemin du sapin de Noël et du plug anal, n’était pas du goût des nationalistes et des catholiques intégristes, qui entreprirent de la dégonfler, après avoir agressé physiquement l’artiste. La cabale fut si féroce que ce dernier finit par déclarer forfait et renonça à exposer l’œuvre vandalisée.

Quelques mois plus tard, c’était au tour d’Anish Kapoor de susciter l’indignation. Invité à investir le château de Versailles, l’artiste anglais y présentait entre autres une sculpture en acier monumentale dans les jardins. Le titre de l’œuvre, Dirty corner, venait en renforcer la connotation sexuelle évidente. Rebaptisée « vagin de la reine » en raison de sa forme évocatrice, la pièce fut vandalisée à plusieurs reprises, et notamment recouverte de graffitis royalistes et antisémites.

En 2017 enfin, l’artiste Joep Van Lieshout défrayait également la chronique à Paris avec une oeuvre intitulée Domestikator. Cette sculpture monumentale fut d’abord refusée par le musée du Louvre, avant d’être exposée sur le parvis de Beaubourg dans le cadre du parcours « Hors les murs » de la FIAC. Censée représenter une « allégorie du viol de la nature par l’homme », elle s’est attiré les foudres de la SPA, qui en exigea le retrait sous prétexte qu’elle faisait l’apologie de la zoophilie.

5 – Défense des êtres vulnérables

La défense des animaux figure en effet parmi les nouveaux motifs d’indignation et d’appel à la censure. Parmi les scandales ayant affecté récemment le monde de l’art contemporain, on note ainsi une proportion significative d’œuvres d’art suspectées, à tort ou à raison, de maltraitance animale.

Vue de l’exposition Sensation : Young British Artists from the Saatchi Collection au Brooklyn Museum, 1999

Y figurent notamment les créations polémiques de Damien Hirst. Outre ses installations montrant divers animaux, dont une vache et son veau (“Mother and child”), plongés dans du formol, le plasticien anglais a levé contre lui la colère de diverses associations lors de sa rétrospective In and Out of Love à la Tate Modern en 2012. En cause, deux salles de l’exposition où avaient été lâchés des papillons vivants. Selon les estimations de la RSPCA, équivalent britannique de la SPA, 9 000 d’entre eux avaient péri au cours de l’événement.

En 2018, Adel Abdessemed subissait lui aussi les foudres des associations de protection des animaux. Dans le cadre d’une rétrospective de son œuvre au MAC Lyon, l’artiste présentait une vidéo intitulée Printemps, dans laquelle des poulets semblaient brûler vifs. Qu’importe si le brasier était en fait un trucage : pour mettre fin à l’indignation des visiteurs sur les réseaux sociaux, le musée lyonnais et Adel Abdessemed décidèrent de retirer l’œuvre. Du reste, le plasticien avait déjà fait scandale en 2008 avec une vidéo intitulée Don’t trust me, et montrant l’exécution, bien réelle cette fois, d’animaux de ferme…

Autre scandale : celui qui a entouré la présentation en 2017 de Théâtre du monde dans une exposition du même nom au musée Guggenheim à New York. Cette œuvre de l’artiste chinois Huang Yong Ping réunissait serpents, insectes et lézards dans un vivarium où ils s’entretuaient sous les regards médusés du public. Suite à une pétition signée par plus de 600 000 personnes, l’institution finit par retirer l’œuvre, ainsi que deux autres vidéos mettant en scène des animaux.

6 – L’enfance, sujet sensible

Paul Gauguin, Mehari Metua no Tehamana, 1983, huile sur toile, 76,3 x 54,3 cm, Museum Art Institute of Chicago

L’intolérance du public contemporain aux souffrances infligées aux animaux est l’indice d’une sensibilité plus générale au sort des êtres perçus comme vulnérables. Ainsi que le suggèrent diverses affaires récentes, cette sensibilité touche également les enfants et les mineurs, qui font l’objet de préventions nouvelles après des décennies de relative tolérance à l’égard de la pédophilie.

Frappe alors le décalage entre la réception des œuvres lors de leur création et le regard qui est porté rétrospectivement sur elles. Ainsi, lorsque le photographe David Hamilton publie dans les années 1970 des nus érotiques de jeunes filles à peine pubères, il n’y a pas grand monde pour s’en offusquer hors des cercles les plus conservateurs : l’époque est à la libéralisation des mœurs et il faudra attendre la publication en 2016 d’un témoignage de Flavie Flament, animatrice de télévision victime dans son adolescence d’abus sexuels de la part du photographe, pour que les œuvres de ce dernier soient tenues pour pédophiles.

Il en va de même des photographies d’Irina Ionesco montrant sa fille Eva dans des poses très crues, à la limite de la pornographie. Le public ne mesurera les effets psychologiques d’une telle exhibition qu’en 2011, à l’occasion de la sortie en salles de My little Princess, film autobiographique signé Eva Ionesco.

De même, c’est la sortie en 2017 d’un biopic réalisé par Edouard Deluc, Gauguin, voyage de Tahiti, qui amènera le grand public à se pencher sur les relations du peintre moderne avec de très jeunes filles, dont Tehura, 13 ans à l’époque. Pour le magazine Jeune Afrique, qui a lancé la polémique, le choix du film de passer sous silence la pédophilie de Gauguin est emblématique du déni qui entoure la colonisation, et du double standard moral qui distingue la métropole des territoires ultramarins et anciennes colonies. Enfin, c’est encore avec un décalage temporel signifiant qu’on réexamine l’œuvre de Balthus. En 2017, sa toile « Thérèse rêvant », peinte en 1938 et exposée au Metropolitan Museum of Art à New York, fait l’objet d’une pétition demandant son retrait. Motif invoqué : elle serait accusée de « soutenir le voyeurisme et la réification des enfants ». Si le musée n’a pas cédé aux pressions, l’affaire n’en a pas moins été tenue pour emblématique de l’ère post MeToo.

7 – Les minorités politiques par lesquelles le scandale arrive

De fait, alors qu’il venait généralement sanctionner la provocation délibérée, le scandale surgit aussi désormais là où on ne l’attend pas. Il vient alors souligner l’évolution notable des mentalités et des sensibilités au cours de la dernière décennie, sous l’effet conjugué du web 2.0 et des cultural studies américaines. Les débats entourant la représentation des minorités politiques – raciales ou sexuelles – en offrent de nombreuses illustrations depuis quelques années aux Etats-Unis, et désormais en France. Ils prennent généralement au dépourvu les artistes eux-mêmes, qui se voient fustigés précisément à l’endroit où ils pensaient bien faire.

En 2017, l’artiste blanche américaine Dana Schutz s’est ainsi retrouvée au cœur d’une polémique mondiale suite à l’exposition d’une de ses toiles, Open Casket, dans le cadre de la Biennale du Whitney Museum à New York. L’œuvre s’inspirait d’une célèbre photographie montrant Emmett Till, adolescent noir battu à mort en 1955 par des suprémacistes blancs, et entendait dénoncer la violence du racisme. Elle n’en a pas moins suscité d’emblée l’indignation. Le soir du vernissage, l’artiste noir américain Parker Bright se postait devant elle pour en masquer la vue, tandis qu’Hannah Black, artiste également, s’indignait sur Facebook de ce qu’une artiste blanche puisse transformer en « spectacle » la souffrance des Noirs américains. Quelques mois plus tard, Parker Bright obtenait même qu’une reproduction de la photographie le montrant devant Open casket soit retirée de l’exposition L’Ennemi de mon ennemi de Neïl Beloufa au Palais de Tokyo.

Au cœur de l’affaire, se niche la question de l’appropriation culturelle, entendue comme récupération des codes esthétiques créés par diverses minorités ethniques au profit de la majorité blanche. Une question largement débattue aux Etats-Unis, et qui explique peut-être l’embarras et les excuses de Dana Schutz suite à la polémique entourant son œuvre.

Bien que la France affiche une tradition politique très différente de celle qui fracture de longue date la société américaine, ce type de débat y a fait son apparition récemment. En 2019, Hervé di Rosa s’est ainsi trouvé bien malgré lui la cible d’accusations de racisme en raison d’une toile commémorant l’abolition de l’esclavage et exposée à l’Assemblée nationale depuis… 1991. Parce qu’elle reprenait les codes visuels propres à l’artiste (bouche protubérante, grands yeux), celle-ci été taxée de « blackface » par la documentariste Mame-Fatou Niang et le romancier Julien Suaudeau, qui ont par ailleurs demandé son retrait.

Comme d’autres, l’affaire vient souligner la reconfiguration du débat public à l’aune de la politique des identités. Elle signale tout à la fois l’émergence grâce aux réseaux sociaux d’une force soucieuse d’égalité, et les limites des méthodes employées pour réaliser cette égalité. Entre défense des minorités et liberté de création, il semblerait que les arbitrages soient de plus en plus délicats…

Dana Schultz, Open Casket, 2016, huile sur toile, 99 x 135 cm