Les fous peuplent le hall Napoléon du musée du Louvre, dans une exposition qui dissèque l’évolution de leur représentation dans le temps long. Fascinants et repoussants, les « fous » désignent ces individus au comportement déroutant, dont les mystères de la psyché continuent d’intriguer. Le spectateur s’interroge : en somme, qu’est-ce qu’un fou ? En en retraçant l’iconographie au fil des siècles, le parcours explore les réalités couvertes par ce concept abstrait et quelque peu essentialiste.
/// Emma Boutier
L’institutionnalisation des marginaux
« L’insensé a dit en son coeur : il n’y a pas de Dieu », psaume 52.
À une époque où le rationnel n’est pas encore l’apanage du domaine scientifique, fou est l’hérétique qui se situe en marge des normes prescrites par l’Eglise. Dans la culture visuelle du XIIIe siècle, cette marginalité est traduite littéralement : l’image du fou est construite pour illustrer des ouvrages à vocation morale, suivant une logique de contraste. Ainsi voit-on des petits trublions se loger dans les enluminures de manuscrits médiévaux, ou dans la pierre des cathédrales. Le fou cristallise les vices et, en cela, complète l’illustration des vertus.
Au cours du Moyen-Âge, le fou gagne une place centrale dans la société, favorisée par la popularité du mouvement franciscain. Sur fond de lutte contre les hérésies, l’Eglise échafaude une figure du « bon fou » calquée sur Saint-François d’Assise, érigé en parangon de vertu chrétienne. Ce maniement rhétorique amène à une institutionnalisation de la folie, pensée comme le pendant d’une austérité religieuse souhaitable. Ainsi, la Fête des fous autorise le bouleversement temporaire de la hiérarchie cléricale.
Désormais intégré socialement, le fou incarne toujours un rôle de contrepoint. Miroir inversé de la sagesse du souverain, le bouffon du roi érige la folie en spectacle, afin d’amuser les membres de la cour.
Un monde fou
« Ne t’imagine pas que nous soyons les seuls au monde à être fous (…) partout sur cette terre, nous grouillons tellement qu’on ne peut nous compter », Sébastien Brant, La nef des fous, 1494.
À l’aube du XVIe siècle et dans le contexte de la Réforme protestante, le fou devient un incarnat de la décadence du monde et des failles de l’ordre religieux. Les Pays-Bas, divisés par les guerres de religion, voient s’épanouir une iconographie qui figure l’humanité entière convertie à la folie. Les fous « grouillent » dans les tableaux de Jérôme Bosch et de Pieter Bruegel l’Ancien, qui en livrent des représentations caricaturales, rattachées à l’imaginaire collectif de leur temps.
Le Concert dans l’oeuf d’après Jérôme Bosch prend appui sur le mythe selon lequel les fous naissaient dans des oeufs. Dans ce tableau, le diable est dans les détails : un singe, un serpent, une pomme, autant de symboles du mal y sont distillés. L’homme d’Eglise assis au fond de cette drôle de nef porte, en guise de couvre-chef, une chouette surmontée d’un oiseau. Animal signature de Bosch, la chouette était considérée comme l’appât du diable, qui attirait les oiseaux, motifs de l’âme. Par métonymie, Bosch associe l’Eglise à une institution diabolique, entraînant des foules aveuglées dans son entreprise maléfique.
À la suite de publications telles que La nef des fous, l’iconographie de la folie est renouvelée, et le rôle du fou attribué à ses détracteurs originels. Dans sa représentation d’une scène de lithotomie, Bosch joue, comme à son habitude, avec l’homophonie néerlandaise, en remplaçant la pierre par un bulbe de fleur. Mais il ne s’agit pas d’un simple calembour ; ce tour participe de la logique globale du tableau, qui consiste à déplacer la folie du patient sur le médecin. Alors que le regard de l’opéré nous rend témoin de la barbarie en cours, l’entonnoir inversé sur la tête de l’extracteur le désigne comme fou. En usant d’un mécanisme qui confine au comique de situation, Bosch nous amène à prendre acte d’une absurdité évidente dont les acteurs ne sont pas conscients.
La pratique de lithotomie pouvant facilement être assimilée à un ancêtre de la lobotomie, une étourdissante continuité se dessine dans l’appréhension de la folie par le domaine médical à travers les siècles. Nous sommes ainsi amenés penser la transition d’une définition morale à une définition psychiatrique de la folie, qui occupe la dernière partie de l’exposition.
Vers une définition moderne
Alors que le siècle des Lumières voit s’évincer la figure du fou derrière le triomphe de la sagesse, le thème de la folie réapparaît au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, sous un angle plus tragique.
La représentation du fou tend à s’éloigner de la caricature et à s’émanciper de la scène de genre humoristique. Elle évolue suivant une tendance à l’individualisation et la dramatisation, et figure désormais les tourments de l’esprit humain.
Assis seul dans un dramatique clair-obscur, à l’écart de la foule en liesse, le bouffon Stańczyk semble en proie à une profonde angoisse, qui contraste avec le ridicule de son costume. L’artiste nous dévoile littéralement l’envers du décor, pour se focaliser sur la dimension plus sombre de cette folie qui amuse la haute société.
Avec les Romantiques, l’intérêt pour la folie s’intègre à un processus d’introspection qui caractérise leurs productions. L’exposition se conclut, de façon un peu abrupte, avec un autoportrait inachevé de Gustave Courbet, révélant l’identification de l’artiste à cette figure du fou.
Personnage divertissant, symbole des travers de la société ou reflet de l’artiste maudit, la figure du fou fait l’objet de représentations variées, révélatrices du zeitgeist dans lequel elles ont vu le jour. Si sa définition moderne est effleurée en fin de parcours, une exploration plus poussée de la folie au prisme de la psychanalyse aurait été la bienvenue.
Musée du Louvre
- Adresse : Entrée Pyramides, entrée Richelieu, entrée Carrousel du Louvre, 99 rue de Rivoli
- Code postal : 75001
- Ville : Paris
- Pays : France
- Tel : 01 40 20 50 50
- Site Internet : www.louvre.fr