Du 1er au 20 février, la galerie Laurent Strouk met en lumière le travail de Jean Pierre Raynaud dans son exposition personnelle TIR.
/// Catherine Millet
Au travers de ses créations, un artiste fait-il autre chose que mettre en place l’environnement qui lui convient, celui où il se sent bien ? Non pas forcément celui qui le protégerait des angoisses de la vie, des désastres du réel, mais celui qui lui permet de les apprivoiser, et de les métamorphoser. Je me disais cela en sortant de chez Jean-Pierre Raynaud à qui je venais de rendre visite. L’artiste vit au milieu de ses œuvres soigneusement accrochées ou rangées. Et il est très frappant que son lieu de vie est en tous points semblable, y compris dans son agencement architectural, à l’autre lieu, à quelques rues de là, qui est un lieu d’exposition personnel, non pas un atelier où les œuvres sont réalisées, comme en aurait un artiste ayant une pratique plus traditionnelle, mais un atelier de la pensée. Jean-Pierre Raynaud et ses maisons, Jean-Pierre Raynaud et ses lieux qu’il construit, détruit ou abandonne, nomade attaché à la transhumance de ses objets de pensée. Il y aurait tout un livre à écrire sur le sujet.
Comme nous nous étions déjà promenés par la pensée dans l’exposition que ce texte est censé présenter, c’est-à-dire pendant que Jean-Pierre me décrivait dans le détail l’accrochage tel qu’il le concevait, cette autre idée m’était venue en tête : les expositions auxquelles il invite le public ne sont jamais que les épures des lieux que lui, l’artiste, habite. Il m’indiquait l’emplacement prévu pour telle et telle œuvre dans l’espace de la galerie tandis que je regardais les murs autour de moi, y repérant certaines de ces œuvres, si bien que je pouvais déjà avoir le sentiment « d’y être ». Peut-être ces expositions-épures sont-elles l’occasion de se dépouiller des alluvions que le temps de la vie qui passe dépose sur les œuvres d’art qui perdurent, de repartir de « la page blanche », comme il dit, et, parce que l’œuvre a pour fonction d’aspirer la vie, de « retrouver la sérénité de l’essentiel ».
Tous les ouvrages et textes à caractère biographique l’attestent, cet homme eut très tôt la conscience de la mort. Né au début de la guerre, il fut très jeune orphelin de père, celui-ci tué dans un bombardement. Des images des camps nazis, plus tard celles de massacres pendant la guerre d’Algérie, ont marqué à jamais son esprit. Certaines œuvres en témoignent explicitement : les cercueils, rouge, vert, jaune et bleu, les vanités imprimées sur des carreaux de faïence, les plaques de signalisation de danger nucléaire… Corollairement, toute la démarche de Jean-Pierre Raynaud est une injonction à prendre conscience de notre place dans le monde, ici et maintenant, avant qu’il ne soit trop tard. Les panneaux de signalisation routière nous disent là où nous tenir ; simultanément, ils désignent là où nous risquerions de ne plus exister. La flèche de dix-huit mètres de haut, fichées en un point du globe, à Knokke-le-Zout (d’autres sont en projet) fait écho aux sculptures de Barnett Newman, justement titrées Here. Comme pour insister sur ce sentiment de présence, Raynaud se fait souvent photographier au milieu de ses œuvres, presque toujours dans la même pose, droit comme un « I », campé sur ses pieds comme une flèche sur sa pointe. Les Tirs sont les œuvres les plus récentes ; elles condensent le geste de l’artiste désignant au tireur un point très précis sur la cible, et le geste du tireur tout aussi précis et que l’art détourne de son objectif fatal qui arrête le temps.
Accompagnez-nous dans la visite de cette exposition. Premier paradoxe : vous pénétrez dès l’entrée dans un espace où les panneaux qui signalent l’interdiction de circuler dans un sens comme dans l’autre, présentent des marques d’impacts de balle, à la fois signes de la transgression de l’interdiction et signes de la sanction de cette transgression. Plus loin, les mêmes panneaux deviennent des Cibles, « la cible, c’est toujours soi », écrit l’artiste, dont on peut lire les déclarations lapidaires en lettres lumineuses sur les murs. La ligne noire qui traverse une de ces cibles ressemble à celle d’un électrocardiogramme, celle d’autres cibles est une ligne horizontale désespérément plate…
Remarquez en passant un sens interdit dont la barre blanche est elle-même barrée par une sorte de poutre, blanche elle aussi, en fait un vieux volet. Sa rusticité indique son ancienneté. Il s’agit d’une œuvre de 1970 qui reprenait le dispositif du tout premier sens interdit dont s’était emparé celui qui savait à peine qu’il était en train de devenir un artiste, en 1962. En 2020, cet artiste utilise toujours la même « matière première » que sont pour lui les panneaux de signalisation routière, entre autres les sens interdits. L’œuvre contracte le temps de vie de l’artiste, et le transcende.
À l’étage, sont alignées de simples carreaux de céramique (autre unité de son vocabulaire), chacun taché de deux ou trois gouttes rouges. Datés de 1991, dernières œuvres réalisées dans la Maison avant que celle-ci ne soit détruite, ils annoncent à une plus petite échelle le geste suggéré par les Tirs. Il y a eu visée du pinceau chargé de couleur, secoué à une certaine distance des surfaces blanches disposées au sol ; les gouttes s’y sont étalées en petites flaques aussi définitives que le trou percé par une balle. Au cours de notre conversation, Jean-Pierre a cité le geste de Jackson Pollock. Mais ajouterais-je, le dripping, geste maintenu ne serait-ce que quelques secondes, donne naissance à un lacis qui convertit ce temps en une avancée dans l’espace, tandis que le geste de Raynaud se lit, une fois encore, dans l’impact laissé en une fraction de seconde. Il n’y a pas de retour possible.
Enfin, dans la dernière salle, le regard retrouve les cibles, barrées de lignes verticales comme des barreaux à la lucarne d’une cellule. À vos pieds, la cuve ne vous offre guère d’échappatoire, remplie qu’elle est de ce gravier blanc qui unifie et stérilise les allées de jardin et de cimetière. Il reste à relever les yeux et à les poser sur ce Sens interdit démesuré qui semble émerger comme un soleil au levant. Et là, devant ce signal que dans la vie quotidienne on ne regarde jamais, dont tout au plus on saisit au vol l’impérative signification, obéissez, arrêtez-vous et prenez le temps de la méditation.
Galerie Laurent Strouk
- Adresse : 2 avenue Matignon
- Code postal : 75008
- Ville : Paris
- Pays : France
- Tel : 01 40 46 89 06
- Site Internet : http://www.laurentstrouk.com