Les choses : une histoire de nature morte ressuscitée

Les choses : une histoire de nature morte ressuscitée

« Les choses », c’est le titre insolite qu’a choisi d’utiliser le musée du Louvre pour sa nouvelle exposition de l’automne. Terme à la fois très abstrait et expressif pour sa familiarité, ce mot sert à désigner des objets concrets, mais est aussi celui qui représente le mieux les corps inanimés perceptibles sur les natures mortes comme l’explicite le sous-titre. Pour cette exposition qui se tient du 12 octobre 2022 au 23 janvier 2023, le Louvre a l’immense ambition de présenter un large panorama chronologique de ce genre – longtemps considéré comme mineur à côté d’autres plus nobles – pour affirmer sa revalorisation artistique et dévoiler l’interprétation qu’en font les artistes contemporains. 

 

/// Lolita Fragneau

 

L’être humain a depuis tout temps été fasciné par les choses qui l’entoure, que ce soient les aliments, gibiers, fruits, fleurs, ou autres objets divers qui appartiennent au quotidien. Dès la Préhistoire, on retrouve des représentations très nettes qui témoignent du pouvoir magnétique qu’elles exerçaient sur les artistes. Par la suite, elles ont de moins en moins été réduites à de simples biens matériels et ont alors été chargées d’une signification ou d’une intention symbolique, ce qu’on retrouve particulièrement dans les Vanités – ces tableaux allégoriques qui évoquent à l’observateur sa propre finitude (voir par exemple Vanité. Nature morte, de Sébastien Bonnecroy).

 

Sébastien Bonnecroy, Vanité. Nature morte. 2e quart du XVIIe siècle. Huile sur toile. 50 x L. 40 cm. Strasbourg, Musée des Beaux-Arts
© Musées de Strasbourg,
Photo M. Bertola

Souvent laissé de côté car considéré comme purement mimétique, le genre de la nature morte a longtemps été perçu comme inférieur à d’autres tels que la peinture d’histoire ou le portrait. Il faudra attendre le XIXe siècle pour que des artistes renversent cet état d’esprit en glorifiant la nature morte et lui accordant les propriétés symboliques qui lui sont propres aujourd’hui. Parmi les œuvres exposées, on retrouve alors d’immenses chef-d ’œuvres de tous les médias (peinture, vidéo, sculpture, photographie, cinéma) et de toutes les techniques imaginables (huile sur toile, huile et fusain, tirage pigmentaire). Citons parmi celles-ci Edouard Manet avec son Citron ou ses Asperges, Vincent Van Gogh avec La chambre de Vincent Van Gogh à Arles, ou encore Salvador Dali avec Nature Morte Vivante (Still Life-Fast Moving).

D’ailleurs, ce titre de Dali transcrit parfaitement l’imperfection de la traduction française de « nature morte », entièrement antithétique avec « still life » : pourquoi qualifier ces objets de morts, puisque qu’ils sont intrinsèques à notre vie, et en cela chargés d’une histoire et d’un vécu propre ? En occultant le fait que certains de ces objets sont des végétaux et par définition littéralement vivants, il est toutefois nécessaire de rappeler qu’en existant à nos côtés, ces artefacts partagent une forme de vie et racontent une histoire sur nous-même qu’il serait inconvenant de négliger. C’est, en résumé, ce qu’exprimait Fernando Pessoa : « Les choses n’ont pas de signification : elles ont une existence ».

 

Edouard Manet. Le Citron. Paris, 1880. Huile sur toile. 14 x L. 22 cm. Paris, musée d’Orsay © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Malgré le fait que les artistes du XIXe et XXe siècle aient profondément aidé à changer les perceptions sur ce genre tenu comme suranné, les manifestions qui mettent à l’honneur les natures mortes sont encore beaucoup trop rares. La dernière exposition mettant en avant ce thème date d’il y a soixante-dix ans et était organisée par Charles Sterling, un conservateur du Louvre. Est-ce alors parce que ces choses paraissent trop simples, trop convenues, ou peu dignes d’intérêt ? Au contraire, c’est tout un défi qui s’impose pour les artistes : comment représenter des objets banals, ancrées dans le quotidien des hommes sans que cela se manifeste comme insipide ou redondant ? Certains y répondent parfaitement, tel que Joel-Peter Witkin avec sa photographie Harvest, Philadelphia (1983) s’inspirant d’une démarche assez proche de celle des peintures de Arcimboldo consistant à allier la forme du visage humain avec des végétaux et légumes et fusionnant ainsi l’objet à l’existence humaine d’une manière très pertinente.

Finalement, la prolifération des œuvres (170 réunies pour cette exposition, prêtées par plus de soixante-dix institutions et collections privées) démontre bien l’intérêt et l’envie constante de réinterprétation des objets, qui ne peuvent définitivement plus être considérés comme morts, mais bien des natures vivantes.

Joel-Peter Witkin, Harvest, Philadelphia
1983. Photographie argentique. 37,2 x 36,8 cm. Paris, Galerie baudoin lebon
© Joel-Peter Witkin
courtesy baudoin lebon