Les Géographes de Alain Josseau à la galerie Gastaud

Les Géographes de Alain Josseau à la galerie Gastaud

Plus qu’un peintre d’histoire, Alain Josseau est le peintre d’une information qui contribue elle-même à la construction de l’histoire. Dans cette exposition monographique, Alain Josseau présente sa nouvelle œuvre inédite de la série Time Surface : « Time-surface #16 » (crayon de couleur sur papier, 105 x 375 cm en 5 éléments) qui a pour sujet et décor le mythique salon ovale de la Maison Blanche. L’exposition débutera le 14 octobre jusqu’au 19 novembre 2022.

 

/// Christophe Wlaeminck

 

Alain Josseau est sans conteste un peintre d’histoire, mais d’une histoire dévoyée, réécrite constamment, sans plus de réelle densité que les actions qui ont conduit à la construire, à lui impulser de l’intérêt pour l’avenir. Avant d’être un peintre d’histoire, Alain Josseau est un polémologue ; il n’a de cesse de s’intéresser aux conditions d’élaboration informative des guerres, de la part des états comme des médias. En sociologue averti, il relate selon différents moyens plastiques (fusain, aquarelle, peinture, installation, vidéo…), la manière dont on perçoit l’information. Elle est partout, elle inonde nos vies, elle nous submerge. Il fut un temps, elle était considérée comme fiable, personne ne remettait en question le journal télévisé de 20h… Du fait des « fake news », des détournements de sens, des conflits d’intérêt, des délits d’initié, le quatrième pouvoir remodèle à l’envie ce qui fera l’histoire. Or, Alain Josseau veille. Il déconstruit en peinture, tout ce qui nous est imposé pour vérité.
Dans les Géographes (#47 à 62, encre et aquarelle sur papier, 105×75 cm, 2021-2022), le protocole est immuable ; il fait partie de la démarche de l’artiste. La série est constituée d’après un fond iconographique d’époque, glané au fil des recherches sur le net et ailleurs. Bruts ou reconfigurés en montage complexe selon les nécessités scénographiques, ces documents sont alors traités sur ordinateur pour ensuite servir de modèle à la réalisation de larges dessins à l’aquarelle. Chaque aquarelle montre une action arrêtée, des personnages concentrés sur une carte décrivant des zones de guerre. Parfois, la carte sert de toile de fond aux négociations des protagonistes. Cette carte des territoires est le véritable sujet de la série des Géographes : là où se joue le sort du monde, le signe ostentatoire d’ingérence ou de belligérance.
Chaque aquarelle de la série traite de plans stratégiques : « la géographie, ça sert d’abord à faire la guerre » (Yves Lacoste, la Découverte,1976). Ces jeux de guerre deviennent des images inoffensives sous le pinceau de l’artiste.

Alain Josseau fait appel aux pulsions guerrières de l’enfance. Il recompose le fait historique en laissant penser que les personnages décrits dans ses dessins sont des joueurs qui s’amusent de l’humanité, décidant du sort de tous pour de faux ; comme dans « Risk® – la conquête du monde ». On se rappelle les images illustrant nos couvercles de boîtes de jeux, au temps de notre enfance… La dimension illustrative de la série des Géographes tente d’atténuer l’impact des décideurs sur le monde réel. Elle invite le regardeur à faire la part des choses, entre fiction et réalité. C’est la fiction, le rêve et l’inventivité qui engendrent la réalité, qui la rendent possible. Quand cette dernière est dévoyée, l’avenir est compromis.

 

Alain Josseau, Time Surface N°16, Oval Office, 2022, Colored pencil on paper, 105 x 375 cm, 5 frames under glass of 107 x 75 cm each

La photographie, comme medium, est garante de la réalité pour la plupart d’entre nous ; ça a été, c’est arrivé, c’est un fait devenu historique… L’aquarelle, en revanche, est tournée vers la fiction, puisqu’elle appartient aux catégories de la représentation. Que dire d’une aquarelle dont le modèle est une photographie officielle parue dans les médias ? La distance imposée par la représentation (aquarelle) tirée de faits ayant existé (photographie) nous fait douter de la réalité desdits faits. Ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire… On a vu par le passé des photographies célèbres maquillées pour effacer un dignitaire déchu. De la photographie ou de l’aquarelle, qui dit la vérité ? L’artiste aurait pu se suffire de « photoshoper » la réalité historique qu’on nous donne à voir comme vérité indubitable. L’aquarelle, à ce niveau, n’est pas plus fausse que la photographie. Elle reflète simplement le mensonge contenu dans son modèle. Rien n’est plus certain que le mensonge… Il est probable que, dans quelques années, nous prenions la série scénographiée des Géographes pour une vérité vérifiée et absolue.

Directement inspiré de Géographes #35 (2017), War rug (installation, dimensions variables, 2022) est présenté dans l’espace d’exposition enroulé sur un portique, et mesure pas moins de 2 mètres par 7, une fois déroulé. Ce tapis reprend la technique de la réalisation des cartes d’état major assemblées par les résistantes de la R.A.F, l’organisation du « Coastal Command » britannique entre 1939 et 1945. Constituée de tissus diverses, cousus en relief pour signaler la topographie de sites ciblés sur de la toile de jute, cette carte d’état major était destinée à résister aux conditions maritimes du débarquement. Celle d’Alain Josseau, réalisée aussi à la main, nous offre un terrain de jeux factice jusque dans ses référents. D’un côté on voit CENZUB, le camp d’entraînement en zone urbaine de Sissonne dans l’Aisne, et de l’autre, CAMP LEJEUNE, celui qui ressemble à un village afghan en Caroline du Nord. Ces deux camps d’entraînement simulent la guerre comme dans un « laser game® » entre collègues, ou une partie de « Call of duty® ».

Alain JOSSEAU, Les géographes N°53, 2021-2022, 75 x 105 cm, Encre aquarelle sur papier

 

Avec une aisance déconcertante, Alain Josseau passe de l’aquarelle aux crayons de couleur. Dans Time surface #15 (crayon sur papier, 5 encadrements de 105×75 cm), l’artiste échafaude un dispositif plastique rapportant sur un même plan toute l’histoire contemporaine américaine, sur un mode synecdochique. Cette illustration du centre de commandement du monde exploite là aussi des images d’archive. Mais ici, la géographie laisse place à la géopolitique. Sans respect de la chronologie, nous découvrons tous les présidents depuis Roosevelt posant dans le bureau ovale, affairés ou discutant entre-eux : Bush père avec Reagan, Nixon avec Johnson et Kennedy, Reagan y apparaît même trois fois… La relativité, restreinte et intriquée, se voit ramassée en 105 sur 375 centimètres. L’artiste reprend la conception du montage d’images réassemblées comme pour les Géographes. Souvent utilisé à propos de films remarquables du cinéma hollywoodien, le principe des Time surface (où la diégèse, le temps de la narration filmique, se redéfinit telle une concaténation de moments rapportés sur une seule image), s’applique ici à la présidence des USA. La politique ferait-elle donc partie du monde du spectacle ? Les médias nous l’ont vendue comme telle depuis des générations. Trump n’est pas le seul amuseur à s’être porté candidat au plus haut degré de la gouvernance du monde.

Alain Josseau dénonce le manque de distance critique des médias actuels. On nous montre l’information de manière scénarisée, dans le but d’une recherche d’effets : choquer et garder l’audience, « breaking news all over ». On convoite l’effroi à dessein. Il n’est plus question de proposer une réflexion sur l’information, mais de goinfrer l’appétence du commun au moyen de l’immédiateté du montrable. L’actualité livre son show. L’information passe par l’image, elle a besoin d’être illustrée. La réalité devient illustrative, elle se donne en spectacle et par ce biais, devient fiction. Elle s’annihile d’elle-même, elle se compromet. En cela, la « réalité virtuelle » est le plus gros des paradoxes. Quand la réalité est maquillée, mise en scène, elle arrête d’être ce qu’elle est vraiment et devient simulacre.

Entrevoir l’œuvre d’Alain Josseau par le prisme de la critique du réel, c’est voir l’image paraître plus vraie que la réalité prise en exemple. Ce qui est montré n’est que la manipulation de la réalité scénarisée. Selon Jean Baudrillard (La guerre du golf n’a pas eu lieu, Gallilée,1991) : « le simulacre n’est jamais ce qui cache la vérité car c’est la vérité qui cache qu’il n’y en a pas. Le simulacre est vrai ». Alain Josseau s’approprie ce que l’on nous sert comme une réalité historique, dans le but d’indexer le vrai dans ce qui reste à y percevoir ; son simulacre même. L’artiste dénonce la supercherie, la falsification de la réalité, en l’intégrant au sein du dispositif plastique. 

Avec l’installation G255 #2 (installation vidéo/maquette, dimensions variables,2022), du nom de la référence du vert qui sert aux incrustations télévisuelles, Alain Josseau démontre qu’on peut produire des « fake news », propagandistes ou révisionnistes, avec peu de matériel. A l’instar de celle montrée à la Fondation EDF (2021), cette deuxième installation révèle toute une mécanique pour fabriquer un reportage de guerre authentiquement faux. Elle est constituée d’une maquette en carton représentant les immeubles en ruine d’un quartier de Mossoul. Posée sur un disque tournant lentement, cette maquette est filmée en temps réel. Les écrans de l’installation retransmettent les ruines bombardées, en donnant l’impression que des drones sont à la manœuvre. Comme dans la série américaine « Homeland® », on se croirait au poste de commandement d’une opération tactique en zone de guerre, mais vue d’un smartphone…
En iconologue de la polémologie, Alain Josseau n’a pas fini de faire parler les images.

 

Galerie Claire Gastaud Paris