Les irascibles de Cédric Bru : les frasques de l’expressionnisme abstrait racontées

Les irascibles de Cédric Bru : les frasques de l’expressionnisme abstrait racontées

Dans un récit psychologique vivant, Cédric Bru dresse les portraits à vif des principaux représentants du mouvement de l’expressionnisme abstrait. À découvrir urgemment aux éditions Le Cherche Midi.

/// Nora Djabbari

 

Ils sont là, tous l’air grave, habités par l’envie d’assurer leur postérité. On ne sait, au fond, pas très bien ce qui les a réunis dans ce rendez-vous de convenance, tant leurs différences sont profondes et leurs arts singuliers. Et pourtant, les voilà fidèles au poste, imposants, à prendre la pose, fixant frontalement l’objectif du photographe l’air farouche et mystérieux. Au milieu, Jackson Pollock, avec sa mine irrévérencieuse et son crâne dégarni. Derrière lui en haut, Willem de Kooning, son éternel rival et ami. Dans la rangée du bas, Mark Rothko avec ses lunettes d’intellectuel et sa mine éternellement absorbée. Ensemble, ils sont prêts à devenir les révolutionnaires auxquels le futur fera une place. Tout cela, la Une de 1950 du magazine “Life” l’immortalisa.

 

Avec cette image forte qui constitue la couverture du livre, son titre fédérateur : “Les irascibles”. Le contexte est le suivant : dans une lettre retranscrite dans cet ouvrage, ce groupe d’artistes rassemblés sous une bannière artistique hétérodoxe osaient enfin une revendication commune, celle de rejeter l’exposition “American Painting Today” de 1950 du MoMA, tout en boycottant le concours qui l’accompagnait. Plus qu’une simple mésentente esthétique, cette opprobre incandescente lancée à l’encontre de l’establishment rétablissait enfin les cartes du jeu. Une façon de secouer une Amérique puritaine en attente de perturbation. “Les irascibles” de Cédric Bru est un hommage à cette époque bouillonnante et passionnante des années 50 qui a vu l’émergence d’une première génération d’un groupe d’artistes aujourd’hui appelés “expressionnistes abstraits”.

 

 

Ayant longtemps été journaliste littéraire, l’auteur a le talent du conteur. Ce roman mêle, dans un jeu d’équilibriste toujours bien maîtrisé, fiction et réalité. Notes de journal intime, conversations glanées ça et là, restitution des soirées de vernissage : tout est là pour nous plonger dans le parfum d’ambiance de cette époque et de ses rivalités glaçantes.

 

L’auteur fait de ses mots les touches de couleur d’un tableau impressionniste. De ce tableau grand format émergent plusieurs formes et idées. D’abord la trame des ambitions orgueilleuses, la perfidie d’un petit monde dominé par l’entre soi et les querelles internes, ensuite, les pensées brumeuses, les doutes d’une avant-garde balbutiante qui se construit par opposition à l’Europe. Bru brosse simultanément le portrait des figures majeures de cette époque. Il entre dans l’esprit de Pollock, cueille les pensées de Kooning, vit au chevet de Lee Krasner et revient sur sa carrière avortée. La qualité de précision psychologique du roman témoigne incontestablement d’une grande connaissance, elle est également probablement la conséquence d’une immersion toute personnelle de l’auteur. En multipliant les perspectives, le roman nous fait vivre plutôt qu’il décrit.

 

Au fil des pages, les questionnements du lecteur épousent ceux des artistes. Qu’est ce qu’un classique ? Un groupe d’individus à la production disparate peut-il former un mouvement ? Comment caractériser l’expressionnisme abstrait ? Et si, au cœur de l’histoire de l’art, résidait également l’épopée des relations humaines complexes et des jeux de camaraderie, bien au-delà des seules considérations esthétiques ou théoriques ?

 

Et puis au cœur de ce grand récit tumultueux, l’itinéraire d’un peintre fictionnel attachant, Sam Kopel, ami des plus grands, jeune homme sans bourse aux petites aspirations. Il hésite, doute de son art, est embourbé dans la dépression et l’autodestruction. À lui seul, il cristallise les tourments qui habitaient alors jadis de nombreux artistes en quête de reconnaissance et de succès.

 

La structure elliptique du récit rend la lecture dynamique, exigeante parfois. Se succèdent les événements et le beau monde, les confrontations passionnées, l’univers effervescent du marché de l’art. Les connaisseurs ne seront pas gênés par la myriade de noms évoqués tandis que les plus curieux bénéficieront d’un panorama large les ouvrant à cette période souvent perçue comme intimidante. Mais rendre le récit elliptique permet aussi de montrer l’inépuisabilité de ce sujet. Cette structure autorise la nuance et l’ambiguïté, va au-delà des représentations faciles et des images fortes qu’on aurait pu nous inculquer. Ce n’est sûrement pas la chronologie bête et méchante qui anime Cédric Bru, encore moins les affirmations dogmatiques et objectives. À la linéarité poussiéreuse du manuel d’histoire, il préfère l’éclatement narratif. Il réussit ainsi à construire un véritable documentaire écrit, un beau récit qui nous donne un goût de nostalgie.

 

 

INFORMATIONS PRATIQUES : 

374 pages
21 × 14 cm
Français
Éditeur : CHERCHE MIDI 
Auteurs : Cédric Bru
PRIX : 21.50 €

POUR SE PROCURER L’OUVRAGE :

FNAC
Cultura