Les yeux et la mémoire de Boris Taslitzky

Les yeux et la mémoire de Boris Taslitzky

 

Au Musée de la Piscine de Roubaix une grandiose exposition Boris Taslitzky fait suite aux rétrospectives consacrées à André Fougeron, Marcel Gromaire. Les commissaires Bruno Gaudichon et Alice Massé continuent ainsi leurs brillantes investigations du côté du Réalisme Socialiste à la française des années 1950.

 

En ces temps si troublés, il semblait essentiel de s’intéresser enfin à la beauté cruelle de l’œuvre de Boris Taslitsky. Bruno Gaudichon souligne : « Cette exposition fera date. En plus du soixantième anniversaire du cessez le feu en Algérie, elle se place aujourd’hui en pleine actualité avec la guerre en Ukraine. Le père de Taslitzky a quitté l’Ukraine en 1904 et sa mère la Crimée en 1905. L’artiste rend compte de la guerre, de la Shoa, de la décolonisation. » Il vient d’être montré à Rome par Jean Clair et Laura Bossi dans la monumentale exposition Inferno qui célébrait les 700 ans de la mort de Dante, glorifié à Paris à l’Espace Niemeyer dans Libre comme l’art qui fêtait le centenaire du Parti Communiste Français… et aujourd’hui magnifié dans cette rétrospective de plus de 170 œuvres qui permet de donner toute son ampleur à cet artiste trop souvent cantonné sous le terme péjoratif de Réaliste Socialiste. C’est cette année 2022 que Boris Taslitzky a enfin rendez-vous avec l’histoire !     

 

Le vaste accrochage, en même temps chronologique que thématique, débute par des séries d’autoportraits. Devant celui que l’artiste compose en 1925 à peine âgée de 14 ans, Alice Massé explique : « Ici contrairement à la tradition de l’autoportrait au chevalet, le peintre se présente sans palette, ni pinceaux. Au delà de la ressemblance, la particularité de cette œuvre de jeunesse tient surtout à la présence qui s’en dégage. » Cette « présence », ce narcissisme romantique où l’artiste montre tout son talent se retrouvent aussi dans les séries de dessins où, jeune homme, le crayon à la main, il toise du regard les spectateurs. La virtuosité, la précision de son trait contour, l’emploi savant de jeux de valeurs marqués par des passages de l’ombre à la lumière, le sens du raccourci, évoquent d’autres célèbres autoportraits, ceux de Dürer, du Parmesan, du Poussin, d’Ingres, de Courbet… Un autre portrait se distingue, celui de « son frère de cœur », le peintre Jean Amblard, avec qui il est entré en 1929 à l’école des Beaux-Arts dans l’atelier de Lucien Simon. Ensemble, ils ont arpenté de manière assidue les galeries du Louvre pour copier les maîtres car comme disait Cézanne : «  Le Louvre est un livre où nous apprenons à lire… »

 

 

Après cette première période de formation classique Taslitzky devient en 1935 l’élève du sculpteur cubiste Jacques Lipchitz. Dans la salle consacrée au Front Populaire, on voit éclater véritablement l’art du jeune artiste dans des compositions complexes avec un savant sens de la perspective et un rendu de la foule tout à fait exceptionnel. Adhérant en 1934 à l’A.E.A.R. (Association des écrivains et artistes révolutionnaire), membre du PCF dès 1935, il réalise plusieurs grandes toiles inspirées de l’actualité dont en 1937 un chef-d’œuvre qui concentre toutes ses préoccupations : Les Jeudis des enfants d’Ivry. Taslitzky avait été impressionné par la cour du patronage municipal où les enfants venaient jouer au lieu d’errer dans les rues. L’œuvre propose une contre-plongée sur l’enceinte aux quatre murs de briques où se massent des groupes de gamins en train de courir, de jouer à la balançoire, de faire des rondes. Pour rendre à merveille l’allégresse et le mouvement de cette vigoureuse farandole bariolée, il donne libre cours à des jeux de couleurs impressionnants qui évoquent la maestria d’Umberto Boccioni. Le premier plan qui ferme le tableau laisse découvrir sur un mur une affiche placardée où l’on peut lire : « Bientôt une nouvelle jeunesse viendra au devant de nos rangs », refrain repris de Allons au devant de la vie écrit par Chostakovitch et à la mode au moment du Front Populaire. Au loin, des hommes en marche avancent d’un pas militaire. Ils rappellent  les Brigades Internationales parties en novembre 1936 pour défendre l’Espagne Républicaine. D’autres compositions complexes qui montrent des foules militantes complètent cette section comme la petite toile de la Tate Gallery de Londres Les Grèves de juin 1936, animée par le flottement de drapeaux rouges au milieu de cheminées d’usines ou encore Commémoration de la Commune au cimetière du Père-Lachaise en 1935, prêtée par le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris.

 

 

Les salles suivantes nous font quitter « les lendemains qui chantent » pour nous plonger au cœur de l’horreur de la seconde guerre mondiale : dessins qui évoquent la « drôle de guerre », la débâcle, l’emprisonnement, les camps de la mort… C’est le temps fort de l’exposition avec des œuvres saisissantes jusqu’à la douleur comme Fusillade, France, Jean-Pierre Timbaud et les planches tirées de l’album Vaincre édité par la Front national des peintres au profit des francs-tireurs et partisans français. En novembre 1941 l’artiste est arrêté pour « propagande communiste », envoyé à la maison centrale de Riom, ensuite à la prison de Mauzac en Dordogne, puis au camp de Saint-Sulpice-la-Pointe dans le Tarn où il peindra des fresques sur les murs du baraquement. Le 31 juillet 1944 il est déporté à Buchenwald. Les séries de dessins réalisées dans le plus grand camp de concentration du Reich, l’autorise à dire : «  Si je vais en enfer, j’y ferai des croquis. D’ailleurs, j’ai l’expérience, j’y suis déjà allé et j’y ai dessiné ! » Quand il parle de « la beauté plastique de l’horreur », il précise : « Nous voulions créer, donc rester des humains. » A la Libération, choqué par l’incompréhension de ceux qui n’ont pas connu l’enfer des camps, il éprouve selon ses termes « le besoin de cracher ce qu’il a subi » : La Pesée à Riom, La Wagon des Déportés et Le Petit camp de Buchenwald sont ainsi des œuvres difficilement soutenables et pourtant éblouissantes. Cette dernière toile monumentale de 3 mètres par 5 mètres, nouveau Radeau de la Méduse, présente la réalité du camp comme un mouroir où, au centre, on balance des corps sur une charrette devenue étal de boucherie. Les figures sont fantomatiques, les vivants comme déjà morts. Pourtant, dans des détails, on lit la solidarité entre les prisonniers qui se soutiennent dans la souffrance. Dix ans après Picasso et son Te Deum en noir et blanc sur la guerre d’Espagne, Taslitsky répond par son poignant témoignage sur l’Holocauste. A la différence de la grisaille de l’œuvre du  « Peintre de la Paix », il emploie des rouges, des verts, des jaunes, des couleurs criardes qui crèvent les yeux par leurs stridences insoutenables. Les déformations corporelles, les coloris aussi violents et irréels font penser aux Maniéristes de Pontormo à Greco. Comme chez eux, des excès, des contorsions, des tonalités font mal aux corps pour mieux percer les cœurs.

 

 

 

Anecdote incroyable mais bien révélatrice d’une mentalité ingrate et oublieuse : Le Petit camp de Buchenwald, acheté par l’Etat en 1946, exposé à la Libération par Jean Cassou, le fondateur du Musée national d’art moderne de Paris, est, depuis, resté dans les caves du Centre Pompidou jusqu’à aujourd’hui ! Ceci rappelle douloureusement ce que l’artiste rapporte à son retour de l’Enfer : «  Fous-nous la paix maintenant, c’est fini tout ça, il fait beau, les marronniers sont en fleurs, fais l’amour… » Au retour d’une telle aventure, « on est de trop ».

Un autre monument, La mort de Danielle Casanova, nous plonge encore dans cette atroce vérité historique. Ce véritable mémorial commémore le souvenir de cette militante communiste morte du typhus en déportation et renvoie une fois encore à l’expérience personnelle de l’artiste. Il constitue aussi un hommage à sa mère juive, morte en déportation à Auschwitz. C’est d’ailleurs elle qu’il met en scène pour soutenir la tête de cette moderne martyre profane.

 

 

L’exposition se poursuit autour de l’engagement du peintre face aux guerres coloniales des années 1950 avec Riposte conservée à la Tate Gallery. La toile accompagnée de ses études présente des chiens policiers qui montrent les dents, des CRS matraque à la main face à des dockers refusant de charger des missiles dans un cargo pour l’Indochine. C’est une bagarre générale qui permet une fois encore à l’artiste de réagir à chaud à l’événement et de mettre en avant son génie pour représenter les mouvements de la foule. La toile sera décrochée au Salon d’Automne de 1951 pour « atteinte au sentiment national » ! Cet engagement anticolonial se poursuit dans l’étude que l’artiste va proposer par sa vision de la réalité algérienne. Invité en 1952 avec sa collègue Mireille Miailhe par les Partis communistes français et algérien pour un voyage semi clandestin de six semaines, ils rendent compte dans leurs dessins de la misère du peuple, mais aussi de sa dignité, de sa colère et de sa volonté d’indépendance. Cette aventure en Algérie va nourrir le peintre pendant une dizaine d’années. A Roubaix, elle prend toute sa dimension dans son étonnante version du Bon Samaritain de 1960. Taslitzky interprète à son tour la parabole du Nouveau Testament qui prône l’amour de l’autre : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Il se portraiture comme un héros digne du Cuirassé Potemkine soutenant le corps d’un pauvre arabe dont la djellaba est rayée de lignes bleues comme l’uniforme des prisonniers des camps de concentration. Si cette grande toile finale rappelle par ses formes et ses couleurs la version du Bon Samaritain de Van Gogh conservée à Otterlo, elle renvoie aussi à toutes les souffrances vécues par l’artiste et de façon éclatante aux premiers autoportraits présentés dans l’exposition. Dans sa composition et sa facture l’œuvre préfigure la peinture de Gérard Garouste comme de la Trans-avant-garde italienne avec Sandro Chia et Enzo Cucchi, inspirés par Renato Guttuso, le camarade peintre italien de Taslitzky.

 

 

A cause des circonstances dramatiques actuelles, les œuvres de Boris Taslitzky qui sont des témoignages terribles de notre histoire récente prennent des échos tout à fait exceptionnels et sa peinture dépasse le statut ambigu qu’elle pouvait avoir auparavant entre art de propagande ou document historique. Quand on regarde cette exposition à travers son portrait de Louis Aragon, on songe aux vers du poète dans Les yeux et la mémoire : « Que la vie en vaut la peine », même si cette précieuse et riche peinture prend jusqu’aux tripes et glace souvent le sang.

 

 

La Piscine – Musée d’art et d’industrie André Diligent de Roubaix

  • Adresse : 23 Rue de l'Espérance
  • Code postal : 59100
  • Ville : Roubaix
  • Pays : France