/// Alina Roches-Trofimova
Une fois fait le constat d’une invisibilisation majeure et constante des minorités dans tous les champs de la vie sociale, y compris dans les arts, l’inclusivité a fini par s’imposer comme un enjeu contemporain majeur. Trouver une place pour tout le monde au milieu des contraintes du capitalisme et du néo-libéralisme n’est pourtant pas chose aisée, tant notre environnement comprime nos corps et nos esprits, nous poussant vers la recherche incessante de ce qui est considéré selon les critères d’étalonnage et vendu selon les besoins du marché comme étant la perfection. Comment composer alors avec tout ce qui ne rentre pas dans les cases sociales ?
S’inscrivant dans ces questionnement, l’oeuvre créée par Lina Lapelytè est un cycle d’une quarantaine de minutes, sans début ni fin, joué à la fondation Lafayette Anticipations cinq jours par semaine durant un mois. Les performeurs et performeuses chantent le roman poétique de Sean Ashton, Living in a Land, dans lequel l’auteur décrit ce que le narrateur n’a jamais fait et établit ainsi en creux des esquisses de groupes aux signaux d’appartenance captés par la sensibilité (ce qui n’a pas été fait à cause de l’âge, de la classe sociale, de l’époque, etc.). La particularité de l’oeuvre est qu’il s’agit ici de personnes qui chantent faux, qui n’ont pas ce qu’on appelle « l’oreille musicale » et dont on aurait tendance à dire qu’elles chantent mal. Pourtant, la performance sonore émeut pas sa poésie et sa beauté singulière. Au fil des années, Lina Lapelytè s’est rendue compte qu’elle a refusé la participation à ses oeuvres sonores à beaucoup de personnes qui ne chantent pas juste, voire mal du point de vue de la norme, et qu’il s’agit là d’un aspect de son travail contraire aux idées de tolérance et d’inclusion qu’elle prône. Elle a donc réfléchi à comment les intégrer dans son parcours artistique, les mettre en valeur et par là, métaphoriquement, redonner une voix à celles et ceux qui en sont privés. The Mutes — « les silencieux » est donc une invitation à écouter toutes celles et tous ceux que l’on réduit au silence.
Tous les éléments de l’installation-performance sont interconnectés, et les sculptures créées viennent enrichir le propos sonore et poétique. A propos des éléments du décor, Lina Lapelytè affirme : « Le cadre de l’installation a été suggéré par l’instabilité et l’imprévisibilité des voix. Les rampes en céramique inclinées vous rendent instable si vous les empruntez, et les chaussures aux semelles inclinées vous rendent également instable si vous marchez avec sur une surface plate, mais les deux combinées forment une ligne droite. L’oeuvre est une réflexion sur la fragilité et le fait de ne pas s’intégrer : objets et voix se reflètent les uns les autres. » Les orties qui viennent habiter l’espace ont une forte portée symbolique et sont la métaphore de la mise au ban de la société. Jugées indésirables, elles sont souvent enlevées des jardins. Jugées parasites, elles nécessitent pourtant de l’entretien. Connues pour leur effet irritant — comme lorsque nous entendons quelqu’un chanter faux — elles possèdent pourtant de nombreuses vertus.
Vivre ensemble, n’est-ce pas finalement accepter d’entendre toutes les voix ? Même celles qui semblent a priori disgracieuses et qui sont durement jugées. Trouver la beauté là où l’on ne l’attend et ne l’entend pas, jouer de l’inconfort, retourner ce qui est couramment considéré comme négatif en positif et bénéfique, célébrer la singularité, aider les gens à surpasser leurs peurs et à être fiers d’eux — voilà autant de valeurs que veut défendre et mettre en avant The Mutes. Rebecca Lamarche-Vadel, directrice de la fondation, cite les mots de Lina Lapelytè : « Je ne veux pas leur apprendre à chanter juste, je veux nous réapprendre à écouter ».
Visuel de couverture : Lina Lapelytè, The Mutes, © Marc Domage
Lafayette Anticipations – Fondation d’entreprise Galeries Lafayette
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