11 questions à la curatrice Marie Gomis-Trezise

11 questions à la curatrice Marie Gomis-Trezise

 

La Galerie Gomis présente GIRLS! GIRLS!! GIRLS!!!, sa troisième exposition en résidence à la Sheriff Gallery, visible jusqu’au 23 juin. Cette exposition rassemble des artistes de la diaspora africaine et latino-américaine, explorant la féminité et la mémoire à travers l’influence du R&B.

Nous avons rencontré la curatrice, Marie Gomis-Trezise, pour parler de cette célébration audacieuse et engagée.

 

 

// Astrid Vialaron

 

 

  • Qu’est-ce qui vous a motivé à créer GIRLS! GIRLS!! GIRLS!!!  ?

 

C’était une idée de longue date. En fait, j’ai réalisé que je n’avais pas tant de femmes que ça dans mon roster, et j’avais envie de montrer les femmes. Aussi, je suis un peu las de de l’esthétique de la femme noire, qui est très souvent contemplative, souvent douloureuse. J’ai donc pensé à un concept qui reflète notre époque, qui reflète une génération de femmes, qui reflète l’esprit des jeunes femmes racisées qu’on reconnaît à Marseille, à New-York, à Bruxelles, et à Paris bien sûr. 

J’avais envie de créer quelque chose qui reflète notre temps. Le climat économique et social est assez dur, et je n’avais pas envie d’agresser les gens, mais de créer quelque chose de fort et de positif en même temps !

 

 

  • Comment avez-vous pensé cette résonance avec « Paris Noir », tout en affirmant une perspective singulière, féminine et sensuelle ?

 

En toute honnetété, la résonance avec Paris Noir est une résonnance en terme de calendrier. Mais en regardant la curation de Paris Noir, cette résonance faisait aussi sens, je retrouvais justement le propos et l’esthétique que j’avais envie de donner.

 

  • Vous dites : Le titre de l’exposition Girls, Girls, Girls s’inspire de deux morceaux emblématiques – ceux de Jay-Z et de Mötley Crüe – qui mettent en avant le regard masculin, réduisant souvent les corps des femmes à des objets de désir. J’ai eu envie de reprendre ce titre pour en changer la perspective” . Pouvez-vous nous parler un peu plus de cette ré-appropriation des objets de pop-culture ? 

 

Quand on regarde cette culture Rap ou Rock des années 70, 80, 90, les femmes sont extrêmement exotisées et sexys, mais cela provient toujours d’un regard d’homme. Là, j’avais envie qu’on se réapproprie ce langage assez sexy, parce qu’on y a totalement le droit. 

Je pense que, comme beaucoup, j’ai été influencée par la musique et la mode — ce sont des reflets puissants de notre culture. Tous les codes du streetwear qu’on retrouve dans l’exposition sont présents depuis longtemps dans la musique, notamment dans le R&B, qui touche profondément les cultures populaires. C’est justement ce que j’avais envie de mettre en avant : montrer que ces esthétiques sont liées à des figures de femmes fortes.

Si on regarde en arrière, notamment à travers la scène R&B des années 90 et 2000, on se rend compte qu’il y avait une vraie place pour les femmes — bien plus que dans le rap à l’époque. Elles étaient visibles, assumées, puissantes, sexy, sans s’excuser. J’ai voulu rendre hommage à cette force, à cette présence, et montrer que c’est encore aujourd’hui un espace d’expression et de liberté.

 

  • Le R&B a connu de multiples mutations, de la soul militante des années 70 à la pop hyper-esthétisée des années 2000, jusqu’à des formes plus expérimentales aujourd’hui. Comment ces différentes strates musicales nourrissent-elles les œuvres exposées ? Plus largement, pourquoi était-ce important de partir de cette esthétique pour construire l’exposition ?

 

Le choix de l’esthétique R&B s’est construit de manière assez organique. C’est vraiment Noelia Portela, qui a écrit le texte de l’exposition, qui a cristallisé cette idée en voyant les images du travail d’Aya Brown, totalement ancrées dans cette culture. Et puis, personnellement, je suis passionnée de musique — j’ai longtemps travaillé dans ce milieu — donc ce sont des mouvements que j’ai vus émerger, évoluer, se transformer au fil des années. Le R&B fait partie de mon langage visuel et émotionnel.

Pour la sélection des œuvres, je me suis concentrée sur des visuels qui résonnaient naturellement avec cet univers musical. Par exemple, les œuvres de Delali Ayivi n’ont pas été créées pour l’exposition, mais certaines m’ont immédiatement évoqué des icônes du R&B. Son image No Fear m’a rappelé la pochette de l’album Honey de Mariah Carey. Une autre œuvre, Catch, est à la base un éditorial de mode pensé pour les Jeux Olympiques, inspiré par l’esprit des chorales. Moi, j’y ai tout de suite vu un clin d’œil à Beyoncé, aux Destiny’s Child, et à toute cette esthétique chorégraphiée qui a marqué les années 90–2000.

 

 

 

  • Le diamant, le tatouage, les paillettes, le glamour… Ces symboles très forts traversent l’exposition. Quelle place accordez-vous à ces éléments dans la manière dont les artistes racontent la féminité et la puissance ?

 

 

Pour moi, tous ces éléments — le diamant, le tatouage, les paillettes, le glamour — sont des formes d’expression personnelles. C’est une manière, pour les artistes, de raconter qui elles sont, de revendiquer une identité forte. Personnellement, je n’ai pas de tatouages, je ne suis pas forcément dans l’esthétique « bling » au quotidien, même si ça peut m’arriver. Mais j’ai énormément de respect pour les femmes qui choisissent de se montrer comme ça, de s’affirmer à travers leur apparence.

C’est aussi un message important pour les jeunes filles d’aujourd’hui : tu peux être toi-même, tu peux aimer te montrer, briller, occuper l’espace — et c’est totalement valable. C’est même joyeux, puissant, libérateur. Alors que souvent, on demande encore aux femmes de se faire discrètes, de ne pas trop en faire, ici on dit l’inverse : you own your space.

 

 

 

  • Le son, qu’il soit musical ou sous forme de discours, est très présent. Comment avez-vous pensé cette dimension sonore dans l’exposition ?

 

C’était important pour moi d’illustrer et de contextualiser l’exposition, surtout pour les visiteurs qui n’ont pas forcément cette culture ou ces références. Le soundscape permet de créer une atmosphère sonore qui accompagne l’ensemble du parcours. J’ai donné carte blanche à CRYSTALMESS, et ce que j’ai vraiment aimé, c’est qu’elle a apporté une dimension politique à sa création.

Ce n’est pas seulement de la musique : on entend aussi des extraits d’interviews, des commentaires très forts sur la culture rap et sur la place des femmes dans l’industrie musicale. Par exemple, à un moment, une femme raconte comment elle n’a jamais pu sortir son album parce qu’elle a été manipulée par les hommes censés la produire. C’est une histoire qu’on entend souvent, malheureusement, et c’est aussi une part importante de ce que vivent les femmes dans la musique.

Même s’il n’y a pas d’éléments visuels dans cette partie, elle a réussi à faire passer quelque chose de très engagé, un vrai point de vue.

 

 

  • Comment s’est opéré le choix des artistes participantes ? Quelles qualités ou perspectives cherchiez-vous à mettre en valeur à travers cette sélection intergénérationnelle ?

 

J’avais envie de proposer quelque chose d’assez accessible, que les gens puissent reconnaître ou dans lequel ils puissent se projeter facilement. C’est aussi la première fois que je monte une exposition vraiment multidisciplinaire, parce que jusqu’ici j’étais surtout focus photo. Là, ça m’amusait de travailler avec des artistes qui ont des pratiques très différentes.

Je trouvais que les artistes que j’avais choisies avaient une approche sexy, mais jamais vulgaire. Par exemple, Maty Biayenda explore des matériaux très raffinés — c’est quelque chose d’assez nouveau dans sa pratique, et je trouve ça intéressant.

Je voulais montrer des choses nouvelles pour chacune des artistes, mais aussi nouvelles pour la galerie, notamment dans les choix de médiums.

 

 

  • Qu’est-ce que vous espérez que les visiteurs et visiteuses ressentent ou retiennent en sortant de l’exposition ?

 

Ce que j’espère, c’est qu’ils aient du fun, qu’ils sentent tout de suite cette énergie féminine forte et positive. Pour l’instant, les retours sont fantastiques !

J’espère que les visiteurs ressentent de la joie, de la fierté, de la légèreté, parfois de l’humour — comme avec ce médaillon géant réalisé par Luna Mahoux, intitulé Never Broke Again, dont j’adore le titre.

Aussi, j’ai envie que les gens découvrent ces artistes, qui sont des artistes émergentes. Maïra (Villena), par exemple, est encore en Master, elle sera prochainement diplômée de La Cambre — il y a donc tout à découvrir de cette artiste. Il y a quelque chose de très authentique chez chacune, et je pense que les gens le sentent.

 

 

 

  • Comment s’est créé le lien entre la Galerie Gomis et la Sheriff Gallery ? Comment cette collaboration nourrit-elle la création artistique ?

 

Ce sont des circonstances un peu compliquées. J’avais ouvert un espace à Bruxelles, mais malheureusement je n’ai pas pu le garder pour diverses raisons. Je ne savais plus trop quoi faire. Je connaissais Sheriff, parce que je travaillais aussi un peu dans la mode, et Sophie Strobele, qui a monté la galerie Sheriff en tant qu’espace de partage, avec l’idée de soutenir la jeune création parisienne.

Sophie, partant pour travailler sur d’autres projets, m’a proposé d’amener mon programme ici. Girls ! Girls ! Girls ! est la troisième exposition que j’y présente.

 

 

  • Vous avez fondé la Galerie Gomis pour soutenir des artistes souvent absents des récits dominants de l’art contemporain. Comment cette mission a-t-elle évolué depuis 2016 ?

 

Surtout en photographie, au départ,  il n’y avait pas grand chose. Il y avait des artistes phares, mais assez classiques à mon goût. Moi, je me suis davantage concentrée sur des artistes de la diaspora, dans lesquels je me reconnaissais, dans cette double identité, et qui étaient en quête de pouvoir exprimer autant leur côté africain que leur nationalité, que ce soit des afro-américains, anglais ou des français. 

Mais il y a eu une espèce de boom ensuite. Beaucoup de choses se font aujourd’hui, mais je ne me reconnais pas forcément dans tout. Il y a une esthétique très contemplative qui domine, et je trouve qu’il manque encore des curateurs noirs capables de porter d’autres regards, de faire des choix différents. On sent parfois quand le regard ne vient pas de la communauté. Le propos s’est un peu dilué, même si, en même temps, c’est positif : des artistes peuvent montrer leur travail partout dans le monde, vivre de leur art — c’est une avancée importante

Je pense qu’il faut rester progressifs dans la manière d’approcher la curation, et surtout être généreux. Je le vois quand je participe à des foires ou, comme à Bruxelles, dans l’espace que j’occupais : les personnes qui seraient directement concernées, celles à qui ces œuvres peuvent parler le plus, n’osent pas toujours entrer. Elles regardent à travers la vitrine, hésitent. Donc j’essaie de rendre les expositions accessibles, j’invite les gens à franchir la porte. Il ne faut pas avoir peur de rentrer dans une galerie, de vivre cette expérience là, de ressentir les œuvres, et de se faire son propre avis.

 

 

  • La galerie se définit par une “empathie radicale” et une approche très engagée. Qu’est-ce que cela signifie concrètement dans votre manière de choisir, d’accompagner et de montrer les artistes ?

 

Ce sont vraiment des choix personnels, des coups de cœur. Ce que je ressens avant tout, c’est l’authenticité des artistes. Par exemple, je parlais tout à l’heure de Maïra Villena, qui a 25 ans. À cet âge-là, j’étais aussi avec mes copines, en train de faire la fête. Il y a dans son travail cette énergie de joie, de fun, ce plaisir de s’apprêter pour sortir, qui me rappelle ma jeunesse, qui me parle. J’adore cette approche presque naïve, ces choses simples qui ont pourtant beaucoup de sens et qui provoquent une certaine nostalgie.

Dans le travail de Nydia Blas aussi, on ressent une certaine violence, mais une violence douce, presque comme une caresse. Pourtant, elle exprime des choses très fortes, qui traduisent un certain inconfort, c’est ce genre de choses qui m’intéressent.

 

 

Découvrez l’exposition GIRLS! GIRLS!! GIRLS!!!, prolongée jusqu’au 23 juin 2025, à la Sheriff Gallery.

 

 

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