L’art, une arme politique ? Depuis la fin des années 60, la question de la portée de l’art sur la réalité socio-politique du monde contemporain n’a cessé de se poser, interrogeant la capacité de l’artiste à offrir une dimension politique – du moins sociale, voire militante – à son oeuvre. Cette réflexion est au coeur du travail de l’artiste peintre Fred Kleinberg (1966-) : avec l’exposition Odyssée, actuellement présentée à la foire Art Élysées – Art & Design, il s’empare d’un enjeu mondial de premier plan, à savoir les mouvements migratoires.
« Je crois que nous sommes en train de vivre un bouleversement historique. Ce mouvement de migration est une véritable tragédie grecque […] nous sommes face à des héros modernes au destin homérique. », confie en 2015 Fred Kleinberg. Un constat critique et pourtant bien réel, que l’artiste entreprend de dépeindre. Durant deux ans, en collaboration avec l’ONG Médecins du Monde, il se rend à de multiples reprises dans divers camps de réfugiés : au coeur de la tristement célèbre « Jungle » à Calais, mais aussi à Grande-Synthe près de Dunkerque, et jusque dans les camps de Karatepe et de Moria sur l’île de Lesbos en Grèce. Issus de ses rencontres avec les réfugiés, les peintures et dessins de Fred Kleinberg retentissent comme un véritable cri d’alarme ; une manière, juste et sensible, de représenter une réalité que nombreux cherchent à occulter.
« Qui sont-ils ? Quel est leur voyage ? Que savons-nous de leur histoire intime ? », demande l’artiste. Son oeuvre est le produit de rencontres humaines, d’expériences vécues, d’images prises sur le vif ; il questionne la violence – physique et psychologique – qui accompagne ces hommes et ces femmes privés de leur terre, de leur famille, d’un quotidien brisé par la guerre, la famine ou la répression. « De centres de rétention en campements informels, de hotspots en bidonvilles, ils attendent dans l’incertitude, coincés entre deux procédures administratives, entre deux pays, entre deux vies », résume Francoise Sivignon, Présidente de Médecins du Monde. C’est tout cela que Fred Kleinberg cherche à montrer, à travers des toiles aussi poignantes qu’expressives.
Dix-huit mètres de fresque mobile sans aucune couleur pour raconter le périple de ces anonymes, de ce bétail humain. Un mouvement de va-et-vient, comme pour symbolyser l’étau dans lequel se retrouvent piéger ces migrants venus d’Erythrée, d’Afghanistan, du Soudan, de Syrie ou d’Irak. Une fresque pour montrer le déchirant parcours, dans une traversée évoquant L’Enfer de Dante. Ils sont nommés « migrants », dépouillés de leur nom, de leur vie, de leur existence même. La fresque dessinée au pastel figure des personnages esquissés de noir, la douleur ancrée sur chacun des visages ; entassés dans des embarcations de fortune, tels des amas de chair à peine identifiables. Le défilement de la toile de papier dévoile ainsi une sucession de scènes tragiques, toujours en noir…
Au fil de l’exposition, d’autres peintures s’offrent à nous, racontant le quotidien des camps de réfugiés qui poussent ici et là. Sujet sensible et controversé que celui de leur accueil, les politiques européennes n’en sont pas moins, le plus souvent, répressives. C’est ce que semble raconter Sous le ciel de Calais, toile de deux mètres sur quatre réalisée en 2016 : camaïeu de bleus, un homme surgit, pétri dans le désespoir, il n’attend plus rien. Tel Le Cri de Munch, le personnage aux traits déformés tient sa tête entre ses mains, mais ici il a tout donné, il meurt – peut-être l’est-il déjà. Sa position prostrée ajoute de l’abattement à une situation que nous savons tragique. Complètement dépourvu d’attraits physiques caractéristiques, il détonne aux côtés des autres portraits ; une allusion à l’invisibilité auquel il semble être assigné ? De cette tragédie homérique cependant, émerge parfois quelques lueurs d’espoir, à l’instar de celles que nous pouvons lire dans le regard de l’homme assis au milieu des tentes ; nous apercevons même l’esquisse d’un sourire sur le visage de ce digne personnage.
Une épopée artistique et humaine, devant laquelle nul ne peut rester insensible. Une tragédie picturale, mais aussi un formidable message d’espoir : en ces temps de crise, existent encore des valeurs humanistes partagées ; un besoin d’engagement social et solidaire ; un sentiment de devoir vis-à-vis de l’inacceptable. Art politique, humanitaire ou militant, l’oeuvre de Fled Kleinberg s’ancre définitivement dans une nécessité d’urgence.
Foire Art Élysées – Art & Design, du 19 au 23 octobre.
Texte : Siham Zaïd et Léa Houtteville
Crédit visuel : Fred Kleinberg, Odyssée, Sous le ciel de Calais, 2016, 200×400 cm ©Léa Houtteville