Si pour certains le travail est une voie d’accès à l’accomplissement individuel, pour d’autres — sans doute moins privilégiés — il est un enrôlement involontaire dans des logiques de rentabilité au contraire déshumanisantes et qui, pour les emplois les plus pénibles, s’attaquent aux corps et aux esprits. Les gestes répétitifs, par exemple, très présent chez les caissiers ou les travailleurs d’usine, peuvent mener à des troubles musculo-squelettiques qui sont caractérisés par des douleurs chroniques, notamment au dos, et qui sont recensés comme étant la première cause de maladies professionnelles. Récemment, certains emplois de bureau ont également été mis en cause : qualifiés de bullshit jobs, ces emplois sont caractérisés par un manque de sens et une faible valeur ajoutée du travail du salarié concerné pour l’entreprise qui l’emploie. Entre le bore-out, le burn-out et le quit quitting, le monde du travail est aujourd’hui en crise.
C’est dans ce contexte de tensions dans les rapports de notre société au travail que se lit VRAC MULTIVRAC, l’exposition de l’artiste suisse Delphine Reist au FRAC Grand Large – Hauts-de-France, à Dunkerque. Situé dans une halle industrielle des anciens chantiers navals, le FRAC élabore une réflexion sur l’industrie et le travail.
Focus sur trois des œuvres de Delphine Reist présentées dans l’exposition.
/// Alina Roches-Trofimova
Maillon faible de la chaîne
Dans un long couloir au cœur du bâtiment, nous découvrons une immense chaîne de production mise en place par Delphine Reist. Constituée de seaux de béton renversés qui figent l’accident d’une chaîne de travail à l’arrêt, la pièce capture le moment où le béton renversé sèche et devient donc inutilisable. Comme un bataillon d’erreurs qui se reproduisent sans cesse, l’installation semble évoquer une cadence de travail intenable. Les Hommes sont amputés au paysage, ne restent que les outils et les bottes surplombantes de celles et ceux chargés de surveiller le travail effectué par les ouvrières et ouvriers invisibles. L’individu s’est définitivement effacé derrière la machine et derrière le rôle qui lui a été attribué.
Massacre à la tronçonneuse
Ce qui frappe avant tout, c’est le bruit assourdissant. Après seulement, nous découvrons les agitations frénétiques des outils électroportatifs. Placés dans des casiers individuels, tous faisant partie d’une même grande étagère vitrée, ces outils s’animent de manière aléatoire et nous offrent un spectacle angoissant. Dans cette vision anthropomorphique des machines, quelque chose rappelle Titane de Julia Ducournau et nous rapproche dangereusement du cinéma de genre. De quoi sommes-nous les victimes ?
Les fantômes de l’open space
Dans une grande salle, nous découvrons un ballet de chaises de bureau à roulettes qui, à force de tourner sur place, ont tracé au sol des cercles noirs. Comme des petites cases dont les frontières seraient imperméables, ces cercles semblent désormais retenir les chaises — marques indélébiles de l’ennui et terrains balisés de l’enfermement professionnel. Les chaises sont désertes. Les Hommes sont-ils partis ? Ou sont-ils définitivement devenus des fantômes, dilués dans l’absurdité de leurs tâches ?
En déambulant dans l’exposition, vous trouverez également les poèmes de Julie Gilbert, écrits pour l’occasion. Ils sont à paraître en novembre 2022 aux éditions art&fiction, dans le recueil OUI. C’EST BIEN. Portrait de Delphine Reist. Nous vous partageons l’un de ces poèmes :
Et les corps sont dehors
Les corps expulsés des moyens de production
Sont dehors
Au chômage
Au bistrot
Au body building
Dans les maisons
Devant la télévision
Les corps sont rangés
Hors des lignes de comptabilité
Les corps trop épais
Trop humains
Trop réels
Sont effacés
Et les machines créées par les humains tournent à vide
Les chaises à roulettes tournent sur elles-mêmes
La mécanique fantomatique actionne
et revient demander
Qui se salit les mains?
Qui veut délocaliser les moyens de production ?
Que là-bas on travaille à la chaine
Que là-bas on courbe le dos et l’échine
Et qu’ici les bâtiments témoignent ?
Rendez-vous à Dunkerque jusqu’au 31 décembre pour découvrir cette exposition aux œuvres aussi belles qu’éloquentes.
Visuel de couverture : Vue de l’exposition « VRAC MULTIVRAC » de Delphine Reist, 2022, Frac Grand Large — Hauts-de-France © Delphine Reist, Photo : Emmanuel Watteau
FRAC Grand Large – Hauts-de-France
- Adresse : 503, Avenue des Bancs de Flandres
- Code postal : 59140
- Ville : Dunkerque
- Pays : France
- Tel : 03 28 65 84 20
- Site Internet : https://www.fracgrandlarge-hdf.fr