En fin d’année 2018, le Centre Pompidou ouvrait un pan de l’histoire majeure de l’art en consacrant son plus bel espace à la présentation du mouvement cubiste. S’il est naturel de rattacher ce concept à Pablo Picasso et Georges Braque, il est également devenu usuel de l’employer volontiers dès qu’il faille décrire une œuvre déconstruisant la figure en un ensemble géométrique fragmenté. N’est-ce pas là une accoutumance bien aisée, très réductrice, voire trompeuse de ce que fut l’un des mouvements fondateurs de la modernité en art ? Pour le comprendre, il convient de plonger au début du XXème siècle, à une époque où l’activité artistique est dominée par ce que Baudelaire annonçait comme principe fondamental, à savoir que les arts du présent ne peuvent se faire selon les méthodes et canons du passé. Provoquer une rupture, détruire les codes, s’opposer à la tradition, voilà comment sont nées une passion pour le présent (la modernité) et une volonté d’être en avance sur son temps (l’avant-gardisme). L’art entre dans un âge formaliste, c’est-à-dire qu’il s’interroge sur ses propres virtualités formelles et se tourne vers une réflexion sur la structure du “langage” pictural, sur ce qui fonde l’art comme art. Une génération de peintres rejettent alors l’héritage impressionniste pour se réclamer de trois artistes prééminents : Van Gogh, Gauguin et Cézanne. La mort de ce dernier, le 22 octobre 1906, et la rétrospective qui lui est consacré l’année d’après, finissent de marquer particulièrement deux jeunes peintres en quête de renouveau : Pablo Picasso et Georges Braque.
/// Anne-Laure Peressin
Les Demoiselles d’Avignon : un choc esthétique
Commencée à l’hiver 1906-1907, cette œuvre devait initialement s’intituler Bordel philosophique ou le Bordel d’Avignon. Outre ce titre révélateur d’un désir de bousculer les conventions et les bien-penseurs, le jeune Picasso de 25 ans, ici, met fin à ses périodes bleue et rose pour afficher un besoin de détruire l’homogénéité du tableau, jusqu’alors intangible, en procédant à des aplats et des hachures, en peignant des formes frontales aiguës, voire archaïques. L’inspiration visiblement puisée dans la statuaire ibérique se double de celle issue des arts africains dans le traitement des cinq corps féminins, ce qui provoque un choc effroyable au milieu de cette société à la culture artistique savante occidentale. Le thème de la maison close finit même par être éclipsée tant la « violence » de la peinture est décriée.
Avec Les Demoiselles d’Avignon, Picasso signe en 1907 une révolution esthétique nouvelle empruntant ses valeurs au primitivisme qui seraient originelles et régénératrices.
C’est à cette même période que Picasso croise la trajectoire de Braque au Bateau-Lavoir, avec qui il tisse naturellement des liens d’amitié. Lorsqu’il lui montre son atelier, Braque est si intensément saisi par Les Demoiselles d’Avignon, qu’il peint dans la suite Grand Nu, une toile qui se détache radicalement de sa période fauve. Sur un plan unique, un corps décomposé et recomposé, constitué de facettes et de blocs, occupe l’espace dans sa verticale. Les couleurs cézaniennes tendent à s’effacer au profit de la forme seule et de la volumétrie pour jouer des perspectives imbriquées. C’est le début d’une exploration plastique pour Braque. Avec Picasso, il amorce alors un dialogue constructif visant à transformer le vocabulaire plastique de l’image peinte.
Les trois phases du cubisme : de Cézanne à la guerre
Bien que purement théorique, et non revendiquée dans la pratique, une classification aide à comprendre la genèse et l’évolution du cubisme en trois étapes chronologiques : le cubisme cézannien, le cubisme analytique et le cubisme synthétique.
La première, entre 1908 et 1910, est celle d’une phase d’assimilation de l’art de Cézanne et l’importance de l’art africain. Braque et Picasso éliminent la perspective de leurs compositions, géométrisent les volumes et structurent l’espace par des “petits cubes” (pour reprendre les mots de Louis Vauxcelles dans le Gil Blas le 14 novembre 1908), comme en témoigne Maison à l’Estaque de 1908. La nature et l’architecture s’imbriquent pour devenir un motif qui s’impose massivement, éclipsant toute anecdote. Ici, la couleur revêt le rôle de la lumière, et se cantonne à des tons dégradés d’ocre brun et de gris-vert dans un rapport d’opposition entre ombre et clarté. Cette œuvre est refusée par le jury du Salon d’Automne de 1908, ce qui encourage Daniel-Henry Kahnweiler – collectionneur et marchand d’art – d’ouvrir sa galerie pour exposer au public le travail de Braque.
Après 1910, et ce jusqu’en 1912, s’ouvre la phase dite analytique. Elle se caractérise par l’emploi d’une palette réduite (camaïeux de brun, vert, gris…) et par des réseaux de lignes noires qui structurent la toile. En 1912, pour lutter contre l’illisibilité du motif, pour arriver à dissocier la couleur de la forme, Braque et Picasso introduisent des fragments de réel : lettres au pochoir, faux bois, puis papiers. Naissent de ces volontés, les premiers tableaux-objets, dont l’iconique Nature morte à la chaise cannée de 1912. Picasso utilise un cadre en corde autour de la forme ovale de l’œuvre pour évoquer un miroir ou le plateau d’un guéridon bordé de passementerie. La toile cirée imitant le cannage tient lieu de chaise tandis qu’un journal est désigné par les lettres « Jou » et qu’un verre peint suit les principes de décompositions cubistes. Avec cette œuvre, Picasso commet un acte de sacrilège : il démystifie la pratique de la peinture ! Ce geste inédit est interprété comme une provocation à l’égard d’un savoir-faire sacralisé. S’en suit une production foisonnante de collages et assemblages qui participent à réintroduire la couleur au sein de l’œuvre, à l’image des instruments de musique (guitare, violon, mandoline…) en bois, carton, tôle et ficelles. La sculpture rejoint, ici, la peinture en termes d’espace mais aussi de picturalité : les zones peintes contrastent et donnent au vide ses qualités de matière.
Braque, quant à lui, s’amuse aussi des convenances en peignant des rébus et des jeux d’allusions avec Le Portugais (1911-1912). Chiffres, mots et fragments au pochoir reconstituent une scène de café-concert. Pour la décrypter, des éléments donnent quelques indications – le mot « bal » renvoie à la musique et « 0,40 » provient d’une affiche du café où le Portugais est supposé jouer. Cependant, Braque cherche avant tout, ici, à se défaire de la référence – du sujet –, pour interroger le signe « plastique ». Autrement dit, il essaie de se confronter aux apparences visuelles pour n’en révéler que la structure, et non la représentation.
Avec ces réflexions nouvelles, le cubisme s’engage dans une phase dite synthétique à partir de 1913. Formes amples et unies, mais aussi contours nets, marquent un retour à la figuration. L’expérience et l’exploration de l’objet dans l’espace donnent lieu à une recherche sur la planéité de la toile. L’objet est alors perçu comme un médiateur mais non comme une fin en soi. En synthétisant tout ce qui a été expérimenté, Braque et Picasso affirment avec leurs travaux que les arts plastiques ne sont ni arts de reproduction (la mimésis), ni arts d’interprétation (le génie intérieur de l’artiste), mais des arts purement et simplement de création.
Les cubistes à Paris : vers un cubisme hybride international
Si Picasso et Braque sont les initiateurs d’un renouvellement plastique et pictural de l’art, ils ne sont pas ceux qui participeront à diffuser le cubisme auprès du grand public. La reconnaissance est faite dès 1911 avec les Salons des Indépendants et d’Automne à Paris. Dans la salle 41 du premier, de jeunes peintres aux noms d’Albert Gleizes, Fernand Léger et Robert Delaunay exposent des toiles où l’espace se brise géométriquement, ce qui attire tous les regards. Fort de son coup de maître, Albert Gleizes se lie à Jean Metzinger pour « institutionnaliser » le cubisme en le théorisant et publiant en 1912 sous le nom simple et efficace : Du cubisme. Cette doctrine contribue à propager une image plus réductrice du cubisme que celle voulue initialement par Picasso et Braque qui souhaitaient montrer un mouvement propice aux recherches ouvertes, et non un retour à la discipline, à l’ordre et à la rationalité.
Ce dogme conduit les artistes à développer leur propre démarche en cédant davantage à la portée du rythme. Le couple Delaunay ainsi, utilisent des éléments constitutifs du vocabulaire cubiste pour explorer d’autres fins. Tous deux s’affairent à célébrer la modernité par la couleur et à manifester le dynamisme par des montages picturaux entre juxtaposition de plages transparentes et désaxements du motif.
Les Salons parisiens de 1913 et 1914 contribuent à promouvoir un cubisme hybride international où des artistes, tels que Piet Mondrian, Kasimir Malévitch ou Francis Picabia, proposent de nouveaux vocabulaires plastiques aux accents cubistes.
Avec le début de la Première Guerre mondiale, les artistes mobilisés ne peuvent continuer à s’atteler à la peinture, même si en 1917, Braque poursuit ses dernières réflexions sur un cubisme synthétique, quand Picasso prépare les décors et costumes pour le ballet Parade, au théâtre Châtelet, signant la fin de son investigation cubiste.
Les dates importantes :
1907 : Picasso peint Les Demoiselles d’Avignon
1907 : Picasso rencontre Braque au Bateau Lavoir
1908 : début du cubisme cézannien
1908 : Braque peint Maison à l’Estaque
1910 : début du cubisme analytique
1911 : début de la reconnaissance publique du cubisme
1912 : apparition des papiers collés et assemblages
1912 : Picasso réalise Nature morte à la chaise cannée
1912 : Albert Gleizes et Jean Metzinger publient Du cubisme
1913 : début du cubisme synthétique
1914 : Braque réalise L’Homme à la guitare