Graciela Iturbide : la photographie comme rituel

Graciela Iturbide :  la photographie comme rituel

La Fondation Cartier pour l’art contemporain accueille l’exposition « Héliotrope 37 », dédiée au travail de l’artiste mexicaine Graciela Iturbide, l’une des plus importantes figures dans la photographie latino-américaine contemporaine. Le double commissariat de cette exposition a été confié à Alexis Fabry et Marie Perennès. La muséographie a été réalisée par l’architecte et fils de l’artiste, Mauricio Rocha.

 

/// Tania Sanabria, commissaire et historienne de la photographie

 

«Partir avec mon appareil, observer, saisir la partie la plus mythique de l’Homme, puis pénétrer dans l’obscurité, développer, choisir le symbolique… Finalement, la photographie est un rituel pour moi. », Graciela Iturbide.

Heliotropo 37, c’est le nom du passage où se situe la maison et atelier de l’artiste, dans le quartier de Coyoacan de la ville de Mexico, où ont vécu des personnalités artistiques comme Frida Kahlo et Manuel Alvarez Bravo. Ce quartier offre un sentiment de petit village au milieu de la frénétique et fantastique ville de Mexico. Au numéro 37 de ce passage se trouve un immeuble de trois étages en briques rouges, conçu en 2016 par le fils de l’artiste, l’architecte Mauricio Rocha, à la demande de l’artiste qui souhaitait un lieu protégé des regards extérieurs et dans lequel il serait possible de se recueillir et de travailler. Une série de photographies commissionnées pour la Fondation Cartier au photographe mexicain Pablo López Luz montre les intérieurs de cet espace. Ces images nous permettent de voir l’intérieur de l’atelier de Graciela Iturbide, de remarquer ses objets d’art populaire, ses boîtes photographiques bien rangées, les impressions de Manuel Alvarez Bravo sur les murs, ses tiroirs, son jardin intérieur. Elles permettent surtout de nous donner une idée de la personnalité de cette artiste.

 

Photographies du studio (construit en 2016) de Graciela Iturbide, 37 calle Heliotropo, Coyoacán, Mexico, Architecte Mauricio Rocha, Taller de Arquitectura, Photo ©Pablo López Luz

 

L’exposition se divise en deux parties. A l’étage inférieur du bâtiment conçu par Jean Nouvel, un grand nombre de vues dédiées au travail de l’artiste, réalisées lors de ses voyages au Mexique et à travers le monde entre les années 1970 et les années 1990. Graciela Iturbide est héritière de l’avant-garde photographique mexicaine. Son maître, Manuel Alvarez Bravo, est considéré comme l’un des géants de la photographie moderne. Cette rencontre se fait à la fin des années 1960 alors qu’elle étudie le cinéma à l’Universidad Autonoma de Mexico, où Manuel Alvarez Bravo fait partie du corps enseignant. Très vite elle devient son assistante et l’accompagne à photographier dans des villages mexicains.

C’est lors de ces voyages que Graciela Iturbide, issue d’une de famille catholique dont elle est l’ainée de treize enfants, s’est immergée dans « le monde indigène très marginalisé… ce monde m’a tellement fascinée que j’ai ressenti le besoin, par-dessus de tout, de le connaître. Ma fascination est en partie liée à un certain tragique de la situation. » (G.I.) Graciela a vécu et passé du temps dans les communautés indigènes qu’elle a photographié. Elle s’est intéressée à leurs coutumes, aux fêtes, aux rituels et a tissé des liens d’amitié avec les habitants de ces régions. Elle l’a fait en tant qu’observatrice participante et toujours avec un immense respect. Pour elle, la dignité du sujet photographié est toujours prioritaire et doit être présente dans les photographies. « Parfois je voyais une photographie intéressante à faire mais je ne la faisais pas car je préférais parler avec ces femmes. Cela dépendait de ce qui était le plus important à ce moment là. J’ai peut-être manqué quelques bonnes photos, mais c’était tellement essentiel d’être vraiment avec la femme qui était à côté de moi… je ne me souviens pas des images que j’ai pu sacrifier, mais je me souviens parfaitement des situations que j’ai laissée passer » (G.I.)

Le monde indigène que Graciela a su pénétrer est souvent perçu comme exotique pour les regards occidentaux. En réalité, c’est une monde très complexe qui porte les traces d’une colonisation féroce qui a marqué à jamais les communautés indigènes de tout un continent ainsi que les traces des abus des politiques gouvernementales modernes qui n’ont pas respecté les droits de ces peuples. Sa première immersion dans les communautés indigènes a eu lieu en 1976, dans les sables du désert de Sonora pour photographier le peuple Seri, où elle a vécu un mois. Elle avait été envoyée par l’archive ethnographique de l’Institut Nacional Indigenista (INI), qui a eu un rôle très important comme éditeur de livres photographiques et ethnographiques dans les années 1970.  De ce voyage est né le livre Los que viven en la arena.

 

Graciela Iturbide, Seri, Désert de Sonora, Mexique, 1979

 

« Au Mexique, les Zapotèques, et le monde indigène en général, vivent avec les animaux. Par hasard, j’ai obtenu une image qui, d’une manière tout aussi improbable, est devenue mythique. » (G.I.) Après avoir photographié les Seris, elle a fais des vastes séjours à Juchitan, motivés par son ami, le peintre Francisco Toledo, qui l’a invitée à visiter cette région dans l’état de Oaxaca. À Juchitan, Graciela Iturbide, s’y est rendue plusieurs mois pendant dix ans, ce qui lui a permis de connaître les habitants et de développer une amitié avec eux. Le travail réalisé au cours de toutes ces années a fait l’objet de la publication du livre Juchitán de las Mujeres en 1989. Ces photos de Juchitan sont, peut être, les plus connues. Il y a certaines images qui sont devenues mythiques comme c’est le cas de La Señora de las Iguanas, une photographie que Graciela a pris d’une femme qui portait des iguanes sur la tête. La scène s’est passée sur un marché et les iguanes étaient destinés à être vendus puis cuisinés. « cette image[…] a fait le tour du monde et a fait l’objet de centaines d’interprétations. Certaines féministes ont même tourné un film à Hollywood et se sont approprié la dame aux iguanes !  Et moi, je me demande bien pourquoi des féministes d’Hollywood veulent être comme la dame aux iguanes. » (G.I.)

 

Graciela Iturbide, Nuestra señora de las iguanas, Juchitán, Mexique, 1979

 

Les images dans cette partie de l’exposition sont en grande majorité des images qu’elle a réalisé des communautés mexicaines :  le peuple Seri, Juchitán, Los Cholos (une communauté chicana habitant à Los Angeles, des sourds-muets), mais il y a aussi des images de l’Inde, du Pakistan, de Panama, du Pérou et de l’Equateur. Dans toutes ces images, Graciela Iturbide photographie l’humanité et ses symboles, on peut y voir l’importance du symbole de la mort, du monde animal, du rituel et de l’humour qui est intimement lié à la vie et au sentir de l’homme. « Pour moi, il n’y a pas un mais deux moments décisifs, quand je me surprends et je prends en photo ce que je vois et quand je développe à la chambre mes négatifs. » (G.I.)

Au rez-de-chaussée est exposé son travail plus récent :  de grands tirages, des images plus abstraites, silencieuses, de plus en plus centrées sur des détails et démunies de personnages. C’est aussi une occasion pour voir le travail en couleur d’une artiste qui déclare que sa vison se fais en noir et blanc.

 

Graciela Iturbide, Sans titre, série Naturata, Jardin botanique de Oaxaca, 1996

 

Pour la série de photographies en couleur, un film réalisé par Lucía Gajá nous plonge dans les carrières d’albâtre de Tecali (état de Puebla) où la pierre est travaillée et polie. Graciela se promène, photographie avec son Rolleiflex et nous lit un passage de Roger Caillois Pierres :  « Les pierres existent bien avant l’homme, elles viennent des étoiles, elles sont tombées du ciel, elles sont des morceaux d’étoiles » Le fruit de ce voyage, ce sont des images en couleur présentes dans cette exposition à l’initiative de la Fondation Cartier. En elles règne la couleur rose des carrières et le bleu du ciel, ce qui renvoie le spectateur au paysage imaginaire de l’espace.

 

Tout en gardant les murs dressés pour l’exposition précédente, Mauricio Rocha a su faire dialoguer les images plus récentes de sa mère avec les vues du jardin, oeuvre de l’artiste Lothar Baumgarten. « Cette exposition me permet de créer une scénographie qui permet de faire la part belle au silence tout en permettant au public de se plonger complètement dans son travail » (Mauricio Rocha) Dans la partie située au rez-de-chaussée de la Fondation sont présentées des images de la série « Naturata », des photographies que Graciela Iturbide a réalisé en 1996 au Jardin botanique de Oaxaca qui était alors en restauration. Elle explique son émerveillement par « le spectacle de cette espèce d’hôpital pour cactus. Ils étaient recouverts de voiles et des filets, retenus par des cordes, enveloppés dans des sacs en toile de jute ou soutenus par des tiges en fer qui ressemblaient à des appareils orthopédiques. Je voyais ces plantes comme des sculptures » (G.I.) Les images plus abstraites présentées dans cette partie de l’exposition sont des tirages en grand format, plus centrés sur les détails et les paysages dépourvues de présence humaine.

La nature silencieuse de ces photographies combinées avec la muséographie et les vues du jardin de la Fondation Cartier permettent au spectateur de s’évader et pénétrer dans l’oeuvre de cette artiste qui déclarait :   «Tout ce que j’ai photographié dans ma vie m’a nourrie spirituellement et m’a encouragée à recommencer sans cesse le processus. Pour moi, la photographie crée un sentiment de compréhension face à ce que je vois, à ce que je vis et à ce que je ressens, et c’est un très bon prétexte pour connaître le monde et sa culture.» (G.I.)

 

Graciela Iturbide, Cuatro pescaditos, Juchitán, Mexique, 1986
 

Visuel de couverture :  Graciela Iturbide, Jueves santo, Juchitán, Mexique, 1986

Ensemble des visuels :  ©Graciela Iturbide ;  Courtoisie :  Fondation Cartier pour l’art contemporain

Fondation Cartier

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