Jean Boghossian, maître du feu aux sources de The Sea is Green

Jean Boghossian, maître du feu aux sources de The Sea is Green

Artiste atypique qui bouscule les codes, Jean Boghossian alchimiste du feu et de la couleur présente The Sea is green, exposition exclusivement dédiée à la mer qui se décline en installations et sculptures au sein de quatre espaces emblématiques situés à Monte-Carlo jusqu’au 10 mai.

/// Fouzia  Marouf

La lumière irradie le ciel monégasque de ses incandescences bleues et orangées, en cette fin de journée où rendez-vous a été fixé sur la French Riviera. Affable, l’œil pétillant, Jean Boghossian est un artiste au contact direct. Sourire en bannière, chapeau vissé sur la tête, pas léger, il se délie avec passion concernant sa pratique singulière, animée par la force du feu depuis près de vingt ans. Tel Shango, passé maître dans l’art d’attiser la flamme, il réalise des peintures, des dessins et des sculptures pensés, magnifiés grâce à la puissance du feu qu’il magnétise. Ses toiles au tracé intimiste prennent corps entre un dialogue alliant acrylique et collages de papiers brûlés. Est-ce pour mieux sonder l’intangible et le tangible, ou encore faire jaillir des mondes premiers ou invisibles ? « Je suis un chercheur qui a décidé de ne jamais trouver. (…) Le feu m’a choisi, c’est lui qui dévoile les choses. On ne peut jamais le maîtriser à 100%. La maîtrise de la consumation est une expérience que l’on ne peut atteindre qu’avec le temps. Je suis fasciné et je remercie le feu qui souvent me brûle, mais me réserve aussi des surprises incroyables », souligne-t-il. On pense notamment à l’œuvre Danseuse le bras tendu d’Edgar Degas en observant les teintes aux couleurs fauves des peintures de Jean Boghossian.

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Rompu à un ardent désir de création et d’expérimentation sensible, poussant plus loin les limites de son art, sa quête de liberté le mène immanquablement vers l’abstraction. Curieux, touche-à-tout, rien de surprenant à l’écouter évoquer les contours des installations aux tonalités délavées, incarnées, qui fleurissent les Jardins des Boulingrins de l’exposition The Sea is Green qu’il a signée sous la thématique de la mer. D’emblée, les multiples pièces monumentales verdâtres, intitulées régates sont posées telles des voiles autour d’une déambulation libre et inattendue, tranchant avec l’horizon azur de Monte-Carlo. Passionné par la matière qu’il triture, transforme, sublime, au gré des différents médiums qu’il explore sans relâche, aujourd’hui, le geste créateur de l’artiste s’ancre autour d’une harmonie entre le feu et la mer. Pour étoffer la diversité de la scène contemporaine, la Société des Bains de Mer (SBM) lui a donné carte blanche afin d’imaginer des installations qui ornent ses établissements sous la thématique The Sea is green : en extérieur, dans les Jardins des Boulingrins et dans le Jardin botanique. En intérieur, au One Monte Carlo et à l’hôtel Hermitage.

L’idée de cet appel à projets est un défi qu’il remporte avec brio : il résonne avec le geste radical de l’artiste. Ambitieux, inclassable, il ravive, recycle, une dizaine de plaques qui ont participé au rayonnement de l’Atonium au sein de son atelier à Bruxelles : surgis du passé, ces triangles saillants de tôles galvanisées recouvraient le fameux monument belge inauguré lors de l’exposition universelle en 1958. Sous la patine du temps, de la matière et de l’histoire, Jean Boghossian retrace la genèse de ces plaques à l’aura particulière : « Un jour, j’ai eu le désir de les peindre puis j’ai commencé à y brûler des matériaux. Peu à peu, elles ont formé une série. Je les ai reçues en cadeau de la part de Diane Hennebert, qui à l’époque était la directrice de l’Atonium avant que je prenne la tête de la fondation que j’ai créée avec mon père et mon frère, la Fondation Boghossian », confie-t-il. Pour lui, cette série de régates inspirée par la palette des couleurs de la terre oscille entre sable et cuivre : la matière jaillit sous des nuances marines, ocres. Posées au cœur des jardins monégasques, c’est une métaphore qui prend tout son sens car « ces voiles déclassées révélaient une teneur poétique, inspirante. Je les ai recyclées en œuvres d’art, celles exposées dans les Jardins des Boulingrins ont été travaillées avec de la fumée et de la peinture formant une sorte de régate monumentale », précise-t-il.

Interpellé par le questionnement incessant de la création, l’artiste pluridisciplinaire rappelle en creux qu’il évolue au fil de sa production avec obstination. Il avoue également, son attrait pour des formes minérales qui rythment et parcourent sa trajectoire, autre lien avec The Sea is Green : « la mer a toujours été une grande source d’inspiration. Lorsqu’on l’aborde, on l’associe forcément à l’écologie et j’y suis particulièrement sensible », abonde-t-il. Témoin, la série des Coquillages, actuellement exposée dans les venelles spacieuses du mythique hôtel de l’Hermitage à Monaco :  l’artiste convoque une autre technique, la céramique qu’il pratique lors de ses années d’études à l’Académie des beaux-arts où il suit des cours durant quinze ans à Uccle et à Boisfort en Belgique. Dès lors, le souvenir de l’écume et de la roche abrasive sont mis au jour au fil d’œuvres façonnées de coraux, serpents et coquillent à l’abandon qui se rencontrent de façon hybride et singulière. On déambule dans un univers heureux où les lignes et les formes se répondent parfaitement : la fusion est troublante, la couleur se déploie sous des fragments de matière. Propice à l’échange, ouvert à l’altérité, Jean Boghossian n’a pas hésité à pratiquer la céramique aux côtés d’une autre artiste : « j’ai abordé nombre de techniques à l’Académie des beaux-arts, j’adore le travail de la terre. Elle a une mémoire et requiert de la patience, or, je suis un impatient ! Suite à ma rencontre avec une céramiste coréenne très talentueuse, je lui ai proposé de créer au sein de mon atelier durant quatre mois. Elle maîtrisait l’aspect technique à merveille et moi, le modelage et la couleur », se souvient-il.

Autant de mises en résonnance qui orientent le récit d’une mémoire aux cultures multiples. Qui mieux que Jean Boghossian, né à Alep en 1949, artiste au destin atypique qui échappe au génocide arménien que sa famille a fui, pouvait célébrer la vie au fil d’une œuvre d’une rare force ? Après avoir passé sa jeunesse au Liban avant de mettre le cap sur la Belgique, son désir de peindre s’enracine au-delà de l’exil : son art s’inscrit dans un mouvement incessant, ultime signe de contre-pouvoir, d’espoir en réponse à l’errance. Une quête infinie où l’artiste, alchimiste du feu, fait jaillir la matière dans un entre-deux. Au confluent du chaos et de la matrice.


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Hôtel Hermitage Monte-Carlo