L’appel des lointains : Un voyage artistique féministe

L’appel des lointains : Un voyage artistique féministe

L’exposition Artistes voyageuses, L’appel des lointains (1880-1944) est présentée au Palais Lumière d’Evian-les-Bains du 11 décembre 2022 au 21 mai 2023, puis sera par la suite réinvestie au musée de Pont-Aven du 24 juin au 5 novembre 2023. Les commissaires de l’exposition, William Sadé – conservateur en chef émérite du patrimoine – et Arielle Pélenc – critique d’art – ont voulu par-dessus tout rendre compte de la diversité des créations des artistes femmes au cours de cette période marquée par l’expansion coloniale. L’exposition explore alors à travers le regard féminin un panel bien différent de celui des artistes orientalistes standards : les peuples autochtones vues par les femmes occidentales.

/// Lolita Fragneau

Virginie Demont-Breton indiquait en 1896 dans Revues des revues : « Quand on dit d’une œuvre d’art : C’est de la peinture ou de la sculpture de femme, on entend par là c’est de la peinture faible ou de la sculpture mièvre, et quand on a à juger une œuvre sérieuse due au cerveau et à la main d’une femme, on dit : c’est peint et sculpté comme un homme. Cette comparaison de deux expressions convenues suffit à prouver sans qu’il soit nécessaire de la commenter, qu’il y a un parti pris d’avance contre l’art de la femme » (p.448).

Lucas-Robiquet Marie-Aimée, Restaurant en plein vent à Ain Sefra, ca.19e/20e, huile sur toile, 85 x 125,5 cm, collection Musée des Beaux Arts, Nancy, © Michel Bourguet

L’exposition accueille le visiteur avec trois portraits de femmes toutes plus passionnées les unes que les autres : Alix Aymé, Alexandra David-Neel et Virginie Demont-Breton. Elle s’ouvre ensuite sur une introduction de l’histoire du féminisme : comment les femmes ont décidé de combattre les inégalités qui étaient alors en place et qui n’accordaient le devant de la scène artistique qu’aux hommes ? Comment elles se sont regroupées dans la même lutte sous le nom de « Union des Femmes Peintres et sculpteurs » derrière l’étendard levé par Hélène Bertaux ? Comment les femmes ont enfin eu la parole dans une presse exclusivement féminine ? Et comment elles sont parvenues à se former davantage pour obtenir le graal tant recherché : l’émancipation.

Cette contextualisation terminée, l’exposition se poursuit en rentrant dans le vif du sujet dans une section justement intitulée « L’Orient des voyageuses ». L’image européenne conventionnelle de la femme nord-africaine y est totalement bouleversée : des artistes telle que Marie Lucas-Robiquet s’éloignent totalement des visions stéréotypées des femmes orientales dans les représentations érotisées des harems en les peignant plutôt dans le quotidien de scènes domestiques. Mary Kelly écrit la concernant : « Je ne prétends pas que les peintures de Lucas-Robiquet constituent des représentations exactes d’Algériens ou de Tunisiens en particulier […] j’affirme plutôt que l’artiste a, à travers ses peintures, exprimé sa compréhension des pratiques de tissage de la fin du XIXe siècle propre aux femmes dans divers pays d’Afrique du Nord ».

Jeanne Thil, Bédouines à Gabès, 1922, huile sur toile, 61 x 75 cm, collection particulière © Mirela Popa

La suite se concentre sur « L’entre-deux-guerres en Orient ». Cette époque est riche de bourses décernées aux femmes pour entreprendre des voyages afin de « s’affranchir du modèle académique », de « privilégier des lumières vives, des couleurs plus saturées, des effets d’esquisse, ou du moins l’impression tangible d’une scène observée » (Marion Lagrange), mais aussi de rompre définitivement avec une vision occidentale trop marquée.

Une large collection d’œuvres de Jeanne Thil est présentée. Très grande coloriste, elle dépeint des paysages et personnages orientaux à travers une intense lumière méridionale. Sarah Ligner résume ainsi son travail : « Des tableaux aux affiches en passant par les couvertures de menus et brochures distribuées aux passagers de la Compagnie, les figures de prédilection de l’artiste – Bédouine à la jarre, cavaliers chevauchant dromadaires ou chevaux, minarets et coupoles des mosquées, vestiges antiques, oasis et palmiers – se métamorphosent en une séduisante romance exotique ».

Fan Tchunpi (Fang Junbi), Portrait de Tsen Tsonming, 1930, huile sur toile, 73 x 118, 5 cm, collection particulière © Cyril Bouchet

L’exposition continue sa traversée historique au sous-sol, offrant à voir les « Nouveaux territoires d’exploration artistique », notamment en Afrique. Un « idéal de beauté noire » popularisé grâce au music-hall, diverses expositions et documentaires se développe de plus en plus à cette époque. C’est dans ce contexte que Monique Cras part en Afrique occidentale française et réalise des portraits des Lobis du Burkina Faso à la gouache. Son trait énergique et spontané donne à voir un rendu loin du classicisme exotique.

Après l’Afrique, le parcours s’engage à explorer le territoire asiatique, en particulier les « artistes chinoises ». L’émancipation des femmes se lance progressivement à la fin du XIXe siècle, leur permettant de partir se former à l’étranger. La méthode d’enseignement de l’École des Beaux-Arts de Paris semble apte à moderniser la peinture chinoise en déclin. Fan Tchunpi est alors la première artiste chinoise à intégrer cette fameuse éducation artistique parisienne. Elle intègre à ses acquis la peinture traditionnelle chinoise, transposant à foison son sujet de prédilection : l’humain. En outre, Alix Aymé – née à Marseille – se plaît à dépeindre les fragments de la vie quotidienne à Hanoï et son environnement domestique. Sous son pinceau, une palette de couleur dense et contrastée vient accentuer ses natures mortes au cadre serré, ses paysages laotiens, et la population d’Indochine. La preuve qu’une œuvre d’art peut aussi avoir une valeur ethnographique plus que pertinente.

Aymé Alix, Jeune femme à la pomme cannelle, 1935, tempera sur toile, 39,5 x 45 cm

Palais Lumière d’Evian