Vous y songez depuis déjà fort longtemps… Le mur blanc de votre salon manque d’une touche de couleur, d’un je-ne-sais-quoi qui permettrait d’égayer l’atmosphère, d’une présence pigmentée pour vous accompagner dans vos réflexions… Et si vous exposiez l’oeuvre d’un artiste contemporain ? Pas les moyens ? Pas d’idée ? Après la lecture de ce focus sur les arthothèques, fort à parier que vous chercherez prochainement votre futur compagnon à exposer chez vous.
/// Anne-Laure Peressin et Léa Houtteville
A Angers, Lyon, Nîmes, Pessac ou Caen… Nombreux sont les lieux en France qui proposent au public d’emprunter une œuvre d’art moyennant une cotisation modique pour l’accrocher chez soi ou sur son lieu de travail. Dans un univers artistique en recomposition, les artothèques constituent un projet social innovant de démocratisation de l’art. Portées en France par les collectivités territoriales, elles sont devenues au début des années 1980 de véritables outils de politique culturelle.
Artothèque ? Un concept encore peu connu
« Né à Berlin au tout début du XXe siecle, le concept d’artothèque […] offre à chacun la possibilité de découvrir les oeuvres d’art contemporain, mais plus encore de vivre avec elles, dans l’intimité quotidienne d’un lieu de vie ou de travail. » Cette brève description est extraite de la Charte des artothèques produite par l’Association de Développement et de Recherche sur les Artothèques (ADRA), qui regroupe les directeurs de ces espaces singuliers. Emprunter une œuvre d’art au même titre qu’un livre à la bibliothèque, tel est donc le principe, à la fois simple et novateur, d’un concept venu d’Allemagne et qui séduit toujours plus d’amateurs d’art contemporain.
En France, le projet est porté par André Malraux (puis Jack Lang), et s’incarne à travers les Maisons de la Culture instaurées dans les années 1960. Répondant à l’idée d’une médiation directe entre l’œuvre et le public, l’artothèque devient alors un outil de politique culturelle visant à soutenir la création et à sensibiliser des publics variés. La première d’entre elles est inaugurée au Havre en 1965, suivie de Grenoble, aujourd’hui la plus ancienne de France. Mais ce n’est qu’à partir de 1982 et la mise en place de la politique de décentralisation culturelle – qui voit également la naissance des FRAC et des centres d’art – que les artothèques se développent sensiblement. Forte de l’initiative des diverses collectivités, la France compte aujourd’hui une soixantaine d’artothèques recensées, contre vingt-six en 1986. De nombreux autres projets sont actuellement à l’étude, tandis que des structures privées voient également le jour depuis une vingtaine d’années, notamment dans les régions où l’offre publique se fait rare. Autant de signaux positifs d’un engouement croissant de la part du public comme des acteurs du milieu.
Au-delà de sa visée politique à rendre la culture accessible par tous, il est aussi et simplement une façon pour chacun de se délecter des plaisirs de l’art… en toute modestie !
L’art pour tous ? L’action d’une réalité
Proposé à un prix très attractif, le prêt d’œuvres apparaît comme un formidable levier de démocratisation dans un milieu à la réputation élitiste – voire inaccessible, et se présente comme une vitrine de la création contemporaine hors des institutions artistiques classiques. La sensibilisation que les artothèques mettent en place permet à chacun de vivre une expérience unique, celle d’un dialogue intime avec l’art permettant d’exercer ses sens et regard critiques, d’exprimer ses goûts, de développer des discussions et diverses réflexions. A chacun, car oui, les artothèques s’adressent à tous, du particulier aux entreprises, en passant par les écoles, les fondations, les collectivités publiques, les centres sociaux ou d’animation. Entant que chef d’entreprise, vous pouvez alors bénéficier d’un prêt de six œuvres pendant deux mois pour 150 € à l’artothèque de Bayeux dit Le Radar, entant que Monsieur et Madame Tout-le-monde, vous pouvez emprunter une œuvre tous les deux mois pour une adhésion annuelle d’une cinquantaine d’euros aux arts au mur Artothèque de Pessac, et l’emprunt est même gratuit pour les particuliers à la bibliothèque francophone multimédia à Limoges ou au Centre International d’Art et du Paysage de l’île de Vassivière ! Evidemment, pour y prétendre, il convient de fournir quelques documents : parfois un chèque de caution, une pièce d’identité ou encore une attestation d’assurance du domicile… Ces justificatifs diffèrent d’une artothèque à une autre car si certaines sont implantées de façon autonome (non rattachée à une autre institution), nombreuses sont les artothèques à être adossées à des bibliothèques, des médiathèques, centres d’art, musées, FRAC ou écoles d’art, impliquant une gestion distincte. En ce sens, chaque artothèque à ses spécificités puisqu’elles s’ancrent fortement dans le territoire à l’échelle locale, et plus rarement régionale.
Parmi les artothèques françaises, il en est une qui pousse le concept de la sensibilisation à l’art encore plus loin en comptant plus de mille œuvres entièrement pensées pour les enfants. Nommée La Petite Galerie, elle se situe à Annecy au sein de l’artothèque de la médiathèque depuis 2002. « Mobilier adapté, accessibilité, petit format des œuvres (pas plus de 40 cm de côté), cadres colorés… L’esprit repose sur la narration, le conte, l’écriture, l’alphabet, la nature ou le jeu… » explique l’artothécaire suppléante.
Un exemple ? L’artothèque de Caen
S’il en est une qui peut se pâmer de sa popularité, c’est bien « l’Artothèque de Caen, Espaces d’art contemporain » qui compte le plus grand nombre d’adhérents à l’échelle nationale parmi lesquels des particuliers, établissements scolaires, entreprises, et même des prisons. Association créée à l’initiative de la municipalité, elle est inaugurée en 1986 par Chantal Rivière, alors adjointe au maire à la culture, avant d’emménager dans le Palais Ducal du XIVe siècle de la ville, offrant ainsi un heureux mariage entre patrimoine et art contemporain. Aujourd’hui, elle propose une collection riche de 2 600 œuvres (elle en comptait 200 à son ouverture) allant de la période des années 1960 à aujourd’hui. Pour la modique somme de soixante-cinq euros par an (moitié moins pour les étudiants et les demandeurs d’emploi), il est possible d’emprunter deux œuvres pour une durée de deux mois. Présentées in situ dans une sorte de réserve ouverte sur des grilles mobiles qui font offices de cimaises, les œuvres sont diverses : des toiles, des photos, des dessins, des collages et autres estampes, réalisés par des artistes plus ou moins connus, français ou étrangers, qui passent d’une main à l’autre au gré des sensibilités.
« L’œuvre n’est pas un fétiche, mais un véhicule d’idées. La valeur première de la collection, c’est la transmission. Les œuvres, elles œuvrent ! », confiait Claire Tangy, directrice de l’Artothèque de Caen et présidente de l’ADRA, dans un entretien réalisé en 2016 à l’occasion des trente ans de son établissement. Une philosophie au cœur du projet basé sur l’ouverture, la découverte et le partage. Que serait en effet l’art sans le regard qui lui est porté, et l’échange d’idées qui lui est associé ? Suivant cette conception, l’Artothèque de Caen s’affirme comme « un lieu patrimonial voulu comme une grande maison », où « chacun prend soin et jouit » d’un bien commun – en l’occurrence une collection locale. Espace décloisonné, convivial et vivant est aussi rendu possible grâce à une riche programmation annuelle de quatre expositions dans ses murs (et quelques autres présentées hors les murs – comme récemment à SOON-Paris) fédérant un public plus large souhaitant parfois simplement aiguiser sa curiosité. L’endroit accueille également des manifestations ponctuelles comme une Foire à l’édition d’art au moment des fêtes de fin d’année. D’autres initiatives remarquables sont à souligner comme celle d’avoir constituée un réseau « culture-santé » en proposant des expositions itinérantes dans les hôpitaux.
Néanmoins, si l’offre culturelle caennaise est si qualitative, c’est que l’artothèque fait figure d’exception dans le paysage français grâce à l’attribution d’un budget bien plus confortable que ses paires (soutiens généreux du Conseil général du Calvados, de la Ville de Caen et mobilisation des fonds propres de l’artothèque) mais aussi, et surtout, grâce au travail d’implication et à l’investissement de Claire Tangy.
Quel art ? La multiplication du partage
Qui dit prêt d’une œuvre de main en main, dit risque que celle-ci soit détériorée, voire perdue. Ce contact direct, le fait de toucher physiquement l’œuvre, a naturellement guidé les artothèques à se doter d’un fonds constitué en grande partie de multiples, qui sont prioritairement originales, c’est-à-dire signées par les artistes, au nombre d’exemplaires limité (ce ne sont donc pas des reproductions !). Dès lors, estampes, photographies, gravures ou encore sculptures, peuvent être proposés à l’emprunt en ce que leur valeur d’assurance est réduite, mais aussi parce qu’en cas d’accident, ils peuvent être facilement remplacés. Par ailleurs, l’art du multiple permet une approche décomplexer comme en témoigne les slogans sarcastiques de l’artothèque « L’inventaire » des Hauts-de-France : « Pas besoin de rouler en jaguar pour brasser de l’art » ou « Pas besoin d’être à palm Beach pour prendre le large avec un Pétrovitch ».
Si unanimement les artothèques encouragent les créations des artistes locaux et la jeune scène contemporaine, certaines ont en réserves des grands noms de l’histoire de l’art, à l’image de Sonia Delaunay, Aurélie Nemours ou Sol LeWitt au FRAC-artothèque Limousin ; Pierre Alechinsky, Giuseppe Penone ou Jean-Pierre Raynaud aux arts au mur artothèque de Pessac ; César, Arman, Geneviève Asse ou Hans Hartung à l’artothèque de Vitré. Certaines œuvres sont d’ailleurs parfois empruntées à l’occasion d’expositions nationales pour être accrochées temporairement, par exemple, sur les cimaises du Musée d’art moderne de la ville de Paris !
Quant aux constitutions des collections, un comité technique composés de professionnels du monde de l’art ou le responsable de l’artothèque les développe selon des orientations dues à l’histoire de l’artothèque, comme au FRAC-Artothèque du Limousin qui a constitué des séries monographiques autour de l’abstraction, de la prise en considération de certaines contraintes (coûts trop élevés, formats monumentaux…), de l’envie d’expérimenter un nouveau support comme des « objets à vivre » ou de produire des œuvres en partenariat avec des éditeurs ou des galeries, et immanquablement, le nerf de la guerre, des budgets alloués pour l’acquisition de nouvelles œuvres.
Un art désintéressé et libre ? Un retour aux sources
« Je crois à la force de l’art, à sa puissance. Je vois des néophytes qui viennent sans savoir à quoi s’attendre en empruntant une œuvre et qui à leur retour d’expérience ont un désir d’art qui ne fait que s’accroître. Car l’art nous éduque, insuffle une pensée, déverrouille la parole. C’est passionnant à observer et à vivre » témoigne Catherine Texier, co-directrice du FRAC-Artothèque du Limousin.
En ouvrant l’accès à l’art à tous, en l’amenant directement chez un particulier, auprès des adhérents d’un centre social ou au cœur d’un lycée, les artothèques réinvestissent l’expérience physique des œuvres : le contemplateur devient alors un usager en incorporant l’art dans son cadre de vie au quotidien. A son tour, l’emprunteur se fait nouvel intermédiaire en diffusant la réception de son expérience. Ici, l’art retrouve ses lettres de noblesse, sa grandeur, en décollant son étiquette d’objet élitiste à consommer pour redevenir un vecteur de messages, d’ouverture d’esprit, de transmission du savoir, d’une nouvelle façon d’appréhender le monde. « L’artiste nous prête ses yeux pour regarder le monde » disait Arthur Schopenhauer, « L’art de reproduit pas le visible, il rend visible » prônait Paul Klee mais plus encore « le beau est l’objet d’une satisfaction désintéressée et libre » … Désintéressé et libre… Grâce au travail des artothèques, l’art redevient désintéressé et libre et peut alors remplir ses fonctions originelles esthétiques, morales, humaines et ontologiques.