L’ombre de Satan à Besançon

L’ombre de Satan à Besançon

Le Frac de Franche-Comté propose, à la Cité de Arts, un parcours artistique, poétique et étonnant sur La Beauté du Diable. Autour de ce thème démoniaque l’exposition présente 35 artistes, 70 œuvres et parvient à un équilibre parfait entre des stars de l’art contemporain, des artistes « tendance » et la nouvelle génération émergeante.

 

/// Renaud Faroux

 

La directrice du Frac Sylvie Zavatta précise : « Avec Benjamin Bianciotto  qui a fait sa thèse sur la représentation du diable et a organisé sur ce même thème l’exposition L’Homme gris qui s’est tenue au Casino Luxembourg, nous avons travaillé sur toutes les figures du diable qu’elles soient humaines ou animales, monstrueuses ou séduisantes, sur les signes, les symboles… Nous avions aussi en tête le rapport à l’histoire de l’art marquée par les martyres, les sorcières, les beautés vénéneuses, les conflits militaires… l’horreur transfigurée par la création artistique. » Benjamin Bianciotto complète : « La colonne vertébrale de l’exposition est le passage, la transformation, la métamorphose de Lucifer, le plus beau des anges, le porteur de lumière, en Satan que l’on trouve par exemple dans Le Paradis perdu de Milton et chez les poètes romantiques du XIXe siècle. Nous avons travaillé sur l’esthétisation du mal, sur la métamorphose de l’horreur faite d’ambiguïté, d’ambivalence que l’on découvre dans le sublime, la politique ou la psychanalyse pour le dénoncer par l’engagement des artistes dans une actualité marquée par le retour de la guerre. On a joué sur cet oxymore, La beauté du diable, qui renvoie au film de René Clair avec Michel Simon et Gérard Philipe d’après le Faust de Goethe. »

 

Annette Messager, Mes trophées, 1986-1988. Collection Frac Normandie. © Adagp, Paris 2022. Photo : DR

Sympathy for the Devil 

L’exposition s‘ouvre par Secret Hell de 2018, un petit collage d’une figure féminine trouble et brûlée par les flammes : c’est l’enfer privé de Julien Langendorff. Puis le couloir d’entrée présente une installation conçue spécialement pour l’exposition par Elodie Lessourd. Elle est marquée par l’abstraction géométrique. L’artiste parle de « méta-carte » réalisée à bases de fines lignes noires qui du sol au plafond relient de façon imagée une cinquantaine d’églises chrétiennes norvégiennes brûlées entre 1992 et 1996 par une secte de Black Metal aux croyances satanistes. L’œuvre joue sur la confusion des signes entre ésotérisme maléfique et labyrinthe d’église. Elle est scandée de façon sonore par le bruit du loquet d’une porte d’église qui, en morse, annonce le premier vers de L’Enfer de Dante : « Vous qui entrez, laissez toute espérance… »

D’autres pièces « foudroyantes » ont été créées spécialement pour l’exposition comme celle de Nino Laisné où à coup de masse, il a creusé une brèche dans une cimaise pour y peindre à l’échelle une et de façon classique un gros chien pataud qui tient dans sa gueule un parchemin enflammé. L’artiste joue sur un espace fictionnel à l’intérieur même de l’espace muséal et évoque de façon légère la légende du Faust de Goethe quand Méphistophélès se transforme en molosse. Ce beau toutou en trompe l’œil, tout droit sorti d’un intérieur de grand-mère, nous interroge aussi sur la supposée gentillesse de l’animal qui peut se transformer en véritable diable. Ce jeu sur l’ambivalence est aussi présent chez Nicolas Daubanes dans sa représentation monumentale, à l’aide de poudre de métal aimantée, d’un portrait quasi photographique en noir et blanc des sœurs Papin. C’est un fait divers tragique des années 1930 où ces deux domestiques ont assassiné leurs patronnes. Il a inspiré Eluard, Benjamin Péret, Lacan, Simone de Beauvoir et Sartre, Jean Genet, Claude Chabrol… En glorifiant de façon grandiose le visage de ses deux tueuses, l’artiste reprend à son compte la théorie qui fait des sœurs Papin deux héroïnes de la lutte des classes ! Dans le même espace, dans l’impressionnante installation de Christine Borland, cette fascination pour le mal est incarnée de façon encore plus troublante et douloureuse par des représentations traditionnelles du buste de Josef Mengele, médecin dans le camp d’extermination d’Auschwitz, criminel de guerre surnommé « l’ange de la mort » pour sa soi-disante beauté physique. Cette figuration du diable par l’incarnation humaine est tout aussi troublante dans un double autoportrait en monstre par Douglas Gordon, dans son immense gros plan de ses mirettes fardées d’Annette Messager en nouvelle Eve que dans le miroir d’où sortent deux clous au niveau des yeux d’Eric Pougeau.

Le mur de belles grandes toiles gracieuses au ton symboliste d’Iris Van Dongen semble calmer l’ambiance lourde et chargée, mais il ne faut pas s‘y méprendre : les indolentes représentées sont aussi des jouets du diable. Inquiétantes tentatrices ensorceleuses elles évoquent Lilith, Pandore, Eve…, femmes fatales qui jouent sur l’ambigüité entre le bien et le mal.

 

Iris Van Dongen, The Greyhounds, 2016 © Iris Van Dongen. Courtesy de l’artiste et Bugada Cargnel, Paris. Photo : Martin Argyroglo.

Les métamorphoses du Diable 

Une autre installation marquante est celle de Myriam Mechita. Face à une créature hybride, sorte de lycanthrope, elle placarde sur un grand mur rouge ses précieux dessins en noir et blanc. Ici apparaissent des fragments de corps, pieds, bouche, œil… nés du hasard de taches apparues à la surface de la feuille travaillée en amont à l’eau de javel. Cet intérêt pour le dessin se découvre tout au long de l’exposition comme dans l’immense triptyque de Roberto Longo qui représente, dans un subtil jeu anthracite et blafard, les mâchoires acérées d’un grand requin, gueule ouverte de Léviathan prête à engloutir l’âme des damnés, dérangeante réminiscence paranoïaque des Dents de la mer de Steven Spielberg. La prodigieuse salle consacrée à l’œuvre de Jérôme Zonder présente ses Etudes pour un portrait de Pierre François ou l’artiste au fusain et à la mine de plomb, s‘attache à rendre compte du monde de l’adolescence : il déconstruit un visage enfantin pour lui donner des apparences attendrissantes, bouffonnes, tourmentées qui reflètent cette période de transition, cet âge véritablement diabolique.

Iris Van Dongen

La présence journalière du mal

Dans cette démoniaque pérégrination  les catastrophes ordinaires sont à l’appel : simulation d’avalanche chez Marina Gadonneix, crash de voitures chez Valérie Belin, explosion du port de Bierut chez Majd Abdel Hamid, puits de pétrole en feu en Irak comme un nouveau pandémonium chez Sophie Ritelhueberak… Pour évoquer la prémonition des drames Renaud Auguste-Dormeuil propose comme un astrologue de les lire dans les cieux et ainsi expose les nuits étoilées de New York le 10 septembre 2001, de Baghdâd le 15 janvier 2014 ou de Caen le 6 juin 1944.  Pour illustrer ces visions infernales quotidiennes, une drôle de chimère de David Mach plantée en hauteur tient dans ses mains une télévision allumée où passent en boucles des images de la guerre en Ukraine. Le diable qui se cache dans les détails apparaît aussi de façon métaphorique sous la forme d’une simple flamme chez Stan Douglas, en ombre de feu chez Andres Serrano, en pâte de verre dans des livres calcinés chez Pascal Convert.. The Nautilus Room, une impressionnante installation d’Hélène Delprat clôt ce parcours d’une beauté infernale : plongés dans une grande salle noire, se découvrent sur chaque mur, des grands caissons lumineux composés d’amas de présentations liées à l’histoire de l’art, aux voyages de l’artiste, à la publicité… On croit reconnaître ici l’image du diable des fresques de l’église de Torcello à Venise juxtaposée à celle de Sponge Bob ;  là, le dessin d’un prêtre sous les traits d’un sphinx composé à l’aide d’éclats d’étoiles… Au milieu de la pièce trône une sculpture qui tourne sur elle-même : c’est un autoportrait glaçant de l’artiste, spectatrice inquiétante habillée en noir et blanc, le crane rasé, la bouche fermée, le regard pénétrant. De temps en temps on discerne une voix douce comme du velours qui psalmodie : « C’est l’inconnu qui fait peur… Quand on a dans sa vie une fois ouvert les yeux, on ne peut plus être tranquille… » Cette voix qui ensorcelle, c’est la plus merveilleuse du cinéma français, celle de Jean-Louis Trintignant, celui qui a connu de prés la beauté du diable et qui de l’au-delà continue à nous délivrer le message des artistes.

 

FRAC Franche-Comté