/// Stéphane Gautier
Depuis 10 ans, les artistes Fabien Giraud et Raphaël Siboni créent une œuvre protéiforme dont les films, performances et sculptures présentent des hypothèses alternatives à notre passé et à notre futur comme autant de possibilités de nous transformer au présent.
En 2014, lors d’une première exposition monographique au Casino Luxembourg, les artistes ont présenté les trois premiers épisodes de la première saison de la série au long cours : The Unmanned. Quatre ans plus tard, en 2018, l’exposition 2045-1542 (A History of Computation) revenait sur la saison 1 dans son ensemble avec une installation composée de huit vidéos, retraçant à rebours une histoire subjective de l’informatique. Enfin, en 2022, les artistes investissent pour la troisième fois les espaces du Casino avec la présentation de l’intégralité des films et des sculptures composant les saisons 2 et 3 de leur projet : The Everted Capital et The Form of Not. Ce nouveau cycle, conçu comme une spéculation performative sur le futur de la valeur, tente de produire, à travers chacun de ses épisodes et les protocoles qu’ils déploient, une fiction alternative à celle du capital.
« En 1927, alors qu’il était en train d’achever Octobre, Sergueï Eisenstein écrivait dans son journal : « J’ai décidé de filmer Das Kapital d’après le scénario original de Karl Marx. » » Nous ne verrons jamais Das Kapital, le film, car le projet n’a jamais abouti. Il est impossible de représenter le capitalisme car il est la représentation elle-même – immense machine optique par laquelle nous formons une représentation du monde et de nous- mêmes. Ce n’est pas seulement un système économique, c’est la structure même de notre subjectivité. Il n’existe aucun point de survol, aucun surplomb depuis lequel on pourrait former une image de cette totalité.
Représenter le capital tel qu’Eisenstein le rêvait (et, par la même, en imaginer une sortie possible) nécessite der sortir de nous-mêmes. Mais comment sortir de soi, et comment produire une brèche depuis ce lieu qui n’accepte aucun dehors ? Les trois films-performances qui composent The Everted Capital essayent de répondre à cette question.
Il existe en topologie mathématique un théorème démontrant qu’il est possible de retourner une sphère sur elle-même depuis son intérieur, sans opérer aucune coupe ni aucun plissement qui impliquerait un extérieur. C’est ce théorème dit « sphère eversion » qui a inspiré son nom à la série et en informe tous les protocoles. Dans chacun des films présentés ici tout comme dans les sculptures qui les accompagnent, nous avons essayé d’opérer une similaire « rétroversion » de notre assignation à tout lieu, à toute identité. Ce mouvement est un passage au revers du sens. La fiction du capital n’est plus la totalité d’un monde auquel il faudrait se résigner comme étant « le nôtre » (et ceci pour toujours). Il est au contraire, une sphère de relations et de signes contingents qui, basculant au dehors, disjointe et déchainée, peut dès lors être transformée.
L’enfant présent dans l’exposition est le résultat de cette opération de retournement. Au terme du parcours spéculatif de la saison articulant communistes immortels, démantèlement de la terre et enfouissement des dieux dans la subjectivité humaine, il est la possibilité d’être enfin nulle part et personne. Il est le capital rétroversé.
Cette exposition est double : conçue à la fois comme la représentation de l’intégralité des films, objets et performances qui composent The Everted Capital et The Form of Not, elle est aussi un lieu de tournage, celui d’un épilogue infini à notre série. Ainsi, pendant toute la durée de l’exposition ; les espaces du Casino deviendront le lieu d’une fiction concrète où, réunies par un travelling vertical, s’aligneront au présent les différentes strates de notre spéculation : terre démantelée, immortelles endormies, monnaie en fusion, nouveau-né devenu « plus-que-la-vie ».
« D’un étage à l’autre, du sol au plafond, d’objet en objet, de corps en corps, alors qu’une caméra 360 ° traverse les espaces préalablement percés pour en recevoir le mouvement de chute, cette caméra, œil omniscient d’une intelligence artificielle entrainée à reconnaître dans le réel les seuls éléments matériels de nots fictions, tombe. Mais en tombant, alors qu’elle s’accroche puis glisse irrémédiablement sur chacun des signes qu’elle croit reconnaître, elle nous révèle le labeur désespérément fragile d’une construction d’un monde qui sans cesse lui échappe et est emportée toujours plus loin dans une chute sans fond. » – Fabien Giraud & Raphaël Siboni
Tout au long de leur parcours artistique et de la réalisation/production de leurs œuvres, le Casino Luxembourg a soutenu les artistes en développant un vaste réseau de coproductions et de partenariats avec de nombreuses institutions, dont l’IAC – Institut d’art contemporain Villeurbanne/Rhône-Alpes, la Fondation d’entreprise Ricard, l’Okayoma Art Summit, le Centre international d’art et du paysage Vassivière, le Museum of Old and New Art (MONA, Australie), le Palais de Tokyo et la biennale de Liverpool, pour ne citer que quelques exemples.
Visuel de couverture : Fabien Giraud & Raphaël Siboni, The Everted Capital (-585 – 2022)
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