Sculpture contemporaine des Caraïbes françaises et d’Haïti à la Villa du Parc d’Annemasse

Sculpture contemporaine des Caraïbes françaises et d’Haïti à la Villa du Parc d’Annemasse

/// Alina Roches-Trofimova

 

En 1964, lors d’un voyage d’Etat en Martinique, Guadeloupe et Guyane française, Charles de Gaulle survole les Caraïbes en avion et déclare que ces îles sont comme des « grains de poussière sur la mer ». Pour le moins maladroite, cette expression témoigne d’une vision réductrice des territoires d’outre-mer qui se confirme au cours du séjour lorsqu’il s’adresse à Aimé Césaire en disant « qu’on ne construit pas un Etat sur des poussières ». Quelque part entre affirmation du mystère fantasmé des îles et prolongements de la pensée coloniale, cette déclaration résonne fortement avec l’histoire de ces territoires. En 1946, les Antilles françaises passent de colonies à départements d’outre-mer. De son côté, Haïti est indépendante depuis 1804 mais doit verser depuis 1825 une dette à la France. Considérée comme un dédommagement payé par les descendants d’esclaves aux héritiers de leurs maîtres, cette dette a grandement freiné la croissance d’Haïti et ruine encore aujourd’hui son économie. C’est là le contexte politico-culturel avec lequel composent nécessairement les territoires en question, leurs habitants et leurs artistes. 

 

Cet héritage se mêle étroitement avec d’autres éléments. D’abord, la vie intime faite d’histoires familiales, de souvenirs d’enfance et d’hommages nécessaires. Ensuite, les codes esthétiques et visuels de l’art contemporain en tant qu’il est un phénomène mondialisé reposant sur un socle commun. Ainsi, ce qui fait la richesse de l’héritage culturel des artistes, leur mémoire et les hommages qu’ils tiennent à rendre à leurs proches et à leurs terres se mêle à un langage mondialisé ainsi qu’à la pensée des stigmates de la colonisation et des ses implications directes sur la société post-coloniale. Sous le commissariat d’Arden Sherman, directrice de la Hunter East Harlem Gallery de New York, l’exposition Des grains de poussière sur la mer soulève ces questionnements à travers la présentation des oeuvres de vingt-six artistes issus des Antilles. Montrant à la fois leurs spécificités locales et leur ancrage dans le paysage de l’art contemporain, l’exposition met en lumière les différentes démarches des artistes quant aux choix de leurs sujets et de leurs manières de les représenter. En effet, les oeuvres n’indiquent pas nécessairement leur provenance caribéenne et les artistes ne réduisent pas leur travail à l’histoire traumatique du passé colonial et du contexte post-colonial. L’exposition construit « un réseau d’idées constitué d’une mosaïque d’approches artistiques individuelles », où des oeuvres témoignant de l’histoire personnelles des artistes telles que Les Tiags de mon oncle (2017) de Jérémie Paul cohabitent avec des oeuvres qui se réfèrent à l’Histoire des Antilles comme l’oeuvre Bananes Deluxe (2013/2018) de Jean-Marc Hunt. Cette dernière rend hommage à la fois au costume de Joséphine Baker et à la chanson « Strange Fruit », chantée par Billie Holiday en 1939 et particulièrement populaire au sein du Mouvement américain des droits civiques (lutte pour les droits des personnes noires aux Etats-Unis dans les années 1950 et 1960).

 

Jérémie Paul, Les Tiags de mon Oncle, 2017

 

Jean-Marc Hunt, Bananas Deluxe, 2013–2018

 

Cette densité du langage sculptural, au croisement de divers héritages et de divers langages, n’est-ce pas là ce qu’Edouard Glissant théorisait comme étant la créolisation ? Si le métissage est avant tout un processus biologique, la créolisation est un processus culturel qui contient en lui une puissance créatrice. Dans une interview donnée en 1957, Edouard Glissant parle d’une manière « d’accommoder, harmoniser des éléments de civilisation très divers », d’une cohabitation fructueuse des identités. A contrario de certaines voix qui aujourd’hui voudraient nous faire croire que la culture est une boîte étroite, aux parois imperméables et non-extensibles, où les éléments nouveaux viendraient nécessairement remplacer et donc supprimer les éléments traditionnels, l’idée de créolisation défend un horizon plus vaste où le mélange de patrimoines culturels ne les annihile pas mais donne naissance à de nouveaux éléments et permet l’enrichissement mutuel. Cette exposition est alors une forme de créolisation de l’art contemporain qui l’enrichit d’autres références, d’autres manières de dire, etc. — un renouvellement de l’art qui est aujourd’hui nécessaire, et le sera toujours demain car le langage, ici visuel, a besoin de se renouveler pour ne pas mourir.

 

Marielle Plaisir, Oh! What a mirage!, 2018

 

Actuellement à la Villa du Parc d’Annemasse jusqu’au 18 septembre 2022, l’exposition Des grains de poussière sur la mer – Sculpture contemporaine des Caraïbes françaises et d’Haïti sera présentée du 15 octobre 2022 au 29 janvier 2023 à la Ferme du Buisson à Noisiel.

 

Jean-Ulrick Désert, Nature morte aux fleurs (Le spectacle de la tragédie), 2018

 

Visuel de couverture : Hervé Beuze, Manufacture Coloniale, 2004

 

Villa du Parc – Centre d’art contemporain d’intérêt national

  • Adresse : Parc Montessuit, 12 Rue de Genève
  • Code postal : 74100
  • Ville : Annemasse
  • Pays : France
  • Tel : 04 50 38 84 61
  • Site Internet : https://villaduparc.org