/// Anne-Lou Vincente
Dormir sur ses deux oreilles, dit-on. Faut -il voir dans l’improbable contorsion que sous-tend cette l’expression, le signe de notre incapacité à ne pas céder à la tentation ancestrale de l’écoute, synonyme d’attention mais encore, de vigilance, voire de surveillance (2) ? On le sait, le silence n’existe pas (3) et chaque oreille, humaine ou non, est sensible aux signes avant-coureurs que sont les sons. Si l’oreille constitue déjà une technique autant qu’une interface entre intérieur et extérieur, c’est à l’écoute prothétique que s ‘intéresse Lauren Tortil depuis plusieurs années, et partant, aux appareils, dispositifs et autres objets médiateurs qui s’interposent entre corps et le monde, sonnant et trébuchant.
Alors que retentissent en 2013 les révélations détonantes du lanceur d’alerte Edward Snowden sur l’existence de programmes de surveillance de masse américains et britanniques, l’artiste mène une recherche iconographique élargie sur les dispositifs et situations d’écoute qui donne le jour en 2019 à l’ouvrage intitulé Une généalogie des grandes oreilles, passionnante traversée visuelle de l’écoute élaborée à partir d’analogies sémantiques puis formelles puisant dans de multiples domaines (militaire, scientifique, médical, archéologique, etc.). En empruntant ou en reproduisant certains des objets dont elle fait l’inventaire au fil de ses recherches en vue de les (re)présenter de manière détournée via l’édition, la vidéo, l’installation ou la performance (4), Lauren Tortil attise notre regard critique sur leur faculté, au travers de leurs formes et usages ancrés dans un. Contexte historique, politique, social, technologique et culturel, à (dés)orienter notre perception du monde audible.
L’artiste observe attentivement ce que le développement des technologies mobiles et numériques (a) fait aux contours de l’écoute au fil du temps. Tels des espions infiltrés qui discrètement partout nous suivent, casques et écouteurs – de plus en plus sans fil et avec filtres – apparaissent comme le symptôme d’une tendance généralisée à l’isolement phonique, à une écoute individuelle, déconnectée du collectif tout en restant aux prises avec les logiques socio-culturelles normatives de masse. Digne de scenarii de science -fiction, l’incorporation latente de ces technologies intelligentes et leur capacité à traiter les sons existants en temps réel nous laissent entrevoir que nos oreilles, si elles n’ont pas de paupières, ont encore de drôles de rêves devant elles.
- (1) Cochlée : partie de l’oreille interne enroulée en spirale contenant les terminaisons de nerf auditif. Cypraea : coquillage autrement appelé porcelaine.
- (2) « N’y a-t-il une part ou une pulsion de renseignement dans l’écoute ? L’ouïe ne participe -t-elle pas toujours d’un travail d’intelligence, comme on dit en anglais ? ». Voir Peter Szendy, Sur écoute. Esthétique de l’espionnage, Paris, Minuit, 2007, p.23
- (3) Après avoir fait l’expérience d’écoute des sons internes de son propre corps dans une chambre anéchoïque, John Cage conçoit en 1952 sa pièce 4’33’’. Le silence observé par le musicien (tacet) laisse la, place aux sons divers émis par l’assistance venue l’écouter (ne pas) jouer.
- (4) Citons les casque acoustiques, inspirés d’un dispositif militaire des années 1930 précédant le radar, utilisés lors d’une marche collective afin de modifier la perception du paysage sonore urbain (Remaining Observant) ou l’acousmonium, ici silencieux, réalisé sur le modèle d’enceintes repérées dans des pages de publicité d’une revue audiophile américaine ayant la particularité d’avoir toutes été commercialisées en 1979, année du lancement du Walkman, appareil emblématique de la mobilité de l’auditeur et de fait, d’une modalité d’écoute nouvelle dans l’espace public.
Anne-Lou Vicente est critique d’art, éditrice et commissaire d’exposition indépendante. Elle a notamment co-fondé la revue d’art contemporain sur le son VOLUME (2010-2014) et co-dirige la plateforme éditoriale et curatoriale What You See Is What You Hear.