Au printemps 2019, le Musée d’Orsay présentait l’exposition : Le modèle noir. A cette occasion, l’Officiel des Galeries & Musées se penchait sur la question de la représentation des personnes noires dans la peinture des XIXe et XXe siècles. Un dossier passionnant et d’une actualité frappante. En cette période de re-confinement, nous vous invitons à le découvrir en accès libre.
« L’histoire de l’Europe est cousue de fil noir »
Propos de l’écrivain Alain Mabanckou
Impensable il y a quelques années
Le modèle noir constitue un événement décisif, et sans doute un jalon. Co-organisée par les musées d’Orsay et de l’Orangerie, l’exposition aborde une thématique jusqu’alors négligée par les grandes institutions françaises : la place des Noirs dans la peinture française des XIXe et XXe siècles, depuis la Révolution Française et la première abolition de l’esclavage en 1794 jusqu’à la découverte de Harlem par Matisse dans l’entre-deux-guerres. Inspirée d’une thèse de Denise Murrell sur la question du modèle noir chez Manet et Matisse, et déjà présentée l’an dernier dans une version sensiblement différente à la Wallach art gallery à New York, l’exposition aborde cette thématique via un prisme proprement pictural et s’intéresse aux Parisiens noirs ayant servi de modèle aux artistes français. Elle entend ainsi leur donner une visibilité, tout en éclairant au passage un contexte politique successivement marqué par la Déclaration des droits de l’Homme, l’abolition de l’esclavage, la colonisation et l’émergence de la négritude.
Modèles célèbres et anonymes
Certains de ces modèles sont célèbres : Alexandre Dumas, Toussaint Louverture, Jeanne Duval, Miss Lala, Chocolat ou Joséphine Baker sont des personnages publics, figures éminentes de la scène politique, artistique et littéraire. Mais la plupart des individus présentés dans l’exposition sont longtemps restés anonymes, et ont prêté leurs traits à toutes sortes de sujets picturaux : portraits, peintures orientalistes, charges contre l’esclavage…
Les commissaires du Modèle noir ont entrepris de leur restituer une histoire et une identité, notamment via la substitution de leur prénom aux classiques appellations raciales dans les cartels. Déjà rebaptisé Portrait d’une femme noire il y a quelques années, le Portrait d’une négresse présenté au Salon de 1800 par Maria Guillemine Benoist, devient ainsi le Portrait de Madeleine. Elle ouvre sur une succession de toiles maîtresses. Parmi elles, l’Olympia de Manet, fil rouge de l’accrochage dont les nombreuses copies et variations offrent de réévaluer les rôles et places respectifs de la célèbre courtisane et de Laure, sa servante noire.
Un contexte particulier
« Nous tenons à dissiper ici toute ambiguïté, prévient d’emblée la préface du catalogue. Il ne s’agit pas d’une exposition sur la représentation des Noirs perçus comme groupe social. » Le modèle noir assume pourtant une portée politique évidente, ne serait-ce que parce qu’elle s’inscrit dans un contexte propice à ce type d’événement : celui d’une mise en débat, dans les sphères médiatique et artistique, quant à la place et aux représentations des minorités politiques. Tout comme le mouvement #MeToo, l’exposition peut se lire comme le fruit d’une poussée égalitaire menée sur le terrain crucial des images. Elle est tout à la fois l’écho de la suppression du mot « race » dans la Constitution votée par l’Assemblée nationale l’an dernier, des polémiques ayant entouré récemment les black faces, ou encore, la restitution par les musées européens d’œuvres spoliées aux pays africains pendant la Colonisation. Elle s’inscrit dans le sillage d’une poignée d’expositions en France et à l’étranger, dont The Color Line au quai Branly en fin 2016 et Computer grrrls au printemps 2019 à la Gaîté Lyrique, exposition qui examine la place des femmes, des Noirs et des communautés LGBT dans le monde très viril et très blanc des nouvelles technologies. Elle fait également suite à la publication en septembre 2018 aux éditions Omniscience de Noir : entre peinture et histoire de Grégoire Fauconnier et Naïl Ver-Ndoye.
« Ce livre est né d’un manque de connaissances criant sur le sujet, explique ce dernier. Je suis Noir, la culture et l’art m’intéressent. Mais les cartels dans les musées ne m’apprenaient rien sur les figures noires que je découvrais lors de mes visites. » Et pourtant, à consulter l’ouvrage, dont le corpus s’étend de la Renaissance aux années 1950, on mesure combien les modèles de couleur irriguent toute la peinture européenne, depuis le Jardin des délices de Jérôme Bosch et les différentes représentations du Roi mage Balthazar jusqu’au portrait de Joséphine Baker par Kees Van Dongen, en passant par Le Radeau de la méduse de Géricault, où un personnage noir (sans doute le modèle Joseph, célèbre alors en France) figure à la proue de l’embarcation et porte tous les espoirs des naufragés. Reprenant un propos de l’écrivain Alain Mabanckou au micro de France Inter, Grégoire Fauconnier et Naïl Ver-Ndoye écrivent ainsi que « l’histoire de l’Europe est cousue de fil noir ».
Cette présence continue des personnes de couleur dans la tradition picturale occidentale contraste avec notre incapacité à les voir. C’est d’ailleurs de cet étonnement qu’est né Le modèle noir au musée d’Orsay : « Au cours de ses études en histoire de l’art, Denise Murrell a été frappée par l’absence de commentaire sur la figure de la servante noire dans l’Olympia de Manet, alors que c’est l’un des deux derniers personnages du tableau, explique Isolde Pludermacher, co-commissaire de l’exposition. L’œuvre est pourtant fondatrice de l’histoire de l’art et de la modernité. Comment se fait-il qu’on ait si peu vu la servante ? »
Des figures lestées par toutes sortes de stéréotypes
Sans doute cette cécité s’explique-t-elle d’abord par les rôles souvent assignés aux Noirs dans les œuvres de la tradition picturale. Même si les représentations qui en sont faites excèdent largement la question de l’esclavage et, à partir de son abolition, les caricatures racistes qui circulent dans l’imagerie populaire (Banania en est l’exemple canonique), elles demeurent largement tributaires des imaginaires politiques et sociaux de l’époque. Naïl Ver-Ndoye en dresse ainsi l’évolution : « Au XVIe siècle, le Noir est standardisé : tous les sujets représentés ont une seule couleur, les mêmes cheveux, aucun caractère affirmé. Au XVIIe, alors que s’intensifie la traite négrière, on commence à étudier les traits négroïdes. Les XVIIIe et XIXe siècles charrient ensuite une profusion d’œuvres sur la domesticité : le Noir est un faire-valoir, un signe extérieur de richesse, qui fait ressortir la beauté des femmes blanches. Mais on trouve aussi au XIXe siècle des représentations où les Noirs sont assimilés aux animaux : on transfère alors la domination juridique de l’esclavage en domination raciale. »
L’accrochage du Musée d’Orsay examine également les différentes représentations. La figure noire, féminine surtout, charrie un certain nombre de stéréotypes. Dans l’orientalisme, la femme de couleur figure généralement la servante ou l’esclave mettant en valeur, par contraste chromatique, les peaux blanches. En reprenant le topos pictural de la femme noire tenant à la main un bouquet de fleurs, l’Olympia de Manet réfère d’ailleurs à cet imaginaire spécifique. A de rares exceptions près (Jeanne Duval, Maria Martinez…), les femmes de couleur sont alors cantonnées à des positions de faire-valoir, sauf dans le monde des arts et du spectacle, où émergent des personnalités noires de premier ordre qui sont représentées pour elles-mêmes, au gré de portraits dont elle sont les sujets principaux (voir notamment l’étonnante représentation de l’acrobate Miss Lala par Edgar Degas).
Cette qualité de faire-valoir vaut aussi pour les peintres, d’ailleurs : « Représenter des modèles noirs permet aux artistes de se distinguer et de s’affranchir des canons esthétiques dictés par l’Académie des Beaux-Arts, souligne ainsi Isolde Pludermacher. C’est l’occasion d’un travail sur la carnation, la couleur, la lumière, dont les enjeux sont esthétiques. »
Une invisibilité plus politique
Mais l’invisibilité des Noirs dans la peinture tient aussi, dans notre pays du moins, à des raisons plus politiques. « En France, le discours républicain nie toute question d’ethnie et de race, rappelle Naïl Ver-Ndoye. C’est l’une des raisons pour lesquelles on a eu beaucoup de mal à réaliser notre livre. Les éditeurs n’en voulaient pas, et nous disaient que ce n’était pas un sujet français, mais américain, lié aux black studies. » A cet égard, il n’est pas un hasard que l’exposition Le modèle noir soit née à New York : la question des représentations raciales est débattue outre-Atlantique bien plus vigoureusement qu’en France, et depuis plus longtemps. « Quand j’étais adolescent, mes amis noirs et moi nous sommes tournés vers la culture américaine, où nous étions représentés, alors qu’on était invisibles en France, note d’ailleurs Naïl Ver-Ndoye. Je comprends pourquoi j’étais fan à l’époque d’Arnold et Willy ! » Cruciale en France où la diversité ethnique est un trait de la culture et de l’identité nationales, la question de la représentation des Noirs dans les arts peut ainsi être vue tout à la fois comme une crise du modèle républicain universaliste, impuissant à réaliser l’égalité, et comme une forme de soft power américain…
Aux Etats-Unis, la mise en visibilité des minorités politiques donne en effet lieu à d’âpres débats, qui ne portent pas seulement sur leur représentation au sens pictural, mais aussi politique et social. En 2017, le Whitney Museum est ainsi devenu le cœur d’une polémique en exposant un tableau, Open Casket, qui évoque le lynchage d’Emmett Till en 1955 par des suprématistes blancs. Or son autrice, Dana Schutz, est une femme blanche. De quoi hérisser certains membres de la communauté artistique noire new-yorkaise, dont Parker Bright, qui s’est posté devant le tableau le soir du vernissage pour en barrer l’accès. Dans une lettre ouverte publiée sur Facebook, Hannah Black s’est quant à elle indignée qu’on puisse « transformer la souffrance noire » en « profit et en spectacle ». En France, Exhibit B, performance où l’artiste sud-africain blanc Brett Bailey avait recréé un zoo humain, avait déjà soulevé de telles questions.
Ces événements font écho aux critiques portant sur l’appropriation culturelle, par des groupes majoritaires susceptibles d’en tirer profit, de signes, codes culturels et emblèmes des minorités. Parfois tenues pour une forme contemporaine de censure, les protestations de certains militants sur le sujet soulèvent de fait une question cruciale : celle de la place assignée à ceux qui, tout en participant activement à la création artistique et culturelle, n’en retirent que la portion congrue, faute de réseau, d’appuis et, bien sûr, de visibilité.
A ce titre, Le modèle noir et autres événements de ce calibre sont une étape nécessaire, mais largement insuffisante. La prochaine ? Une plus grande ouverture à la diversité – ethnique, culturelle mais aussi sociale – dans les grandes institutions.
/// Stéphanie Lemoine
Musée d’Orsay
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