Du 7 mai au 7 août, le Centre Régional de la Photographie (CRP) des Hauts-de-France situé à Douchy-les-Mines présente une très riche exposition collective qui fait dialoguer quatre artistes chinois : Zhang Zhidong, Zheng Andong, Ye Wuji et Wang Yingying. Intitulée Bi Hu Suo — « abri » en mandarin, cette exposition est une mise à l’honneur de la photographie chinoise émergente à travers un parcours d’oeuvres inédites en France. Une exposition sous le commissariat d’Audrey Hoareau et de Hu Ruohao.
/// Alina Roches-Trofimova
Comment documenter la vie d’un pays où la photographie documentaire est rendue impossible par la censure ? Il faut trouver des manières détournées de parler du social, des chemins de traverse qui permettent de dire en filigrane, de montrer la réalité parfois avec humour, parfois à travers les silences. Censurés dans leur pays, les quatre artistes exposés explorent la complexité de la société chinoise contemporaine. Comment trouver un abri dans des villes de plus d’un million d’habitants ? Comment trouver un abri malgré la mondialisation ? Et comment trouver un abri au sein d’un régime dictatorial ? Quelles voix sont permises au milieu des violences socio-politiques ? A Douchy-les-Mines, au coeur du bassin minier, ce centre d’art contemporain tente d’apporter quelques réponses à l’infinie liste de questions que soulève le monde contemporain.
Wang Yingying : « Là où mon coeur s’est posé »
Le travail de Wang Yingying met en lumière la manière dont les petites histoires personnelles s’imbriquent avec la grande Histoire nationale. L’artiste crée avec le poids d’une histoire familiale douloureuse : le père de Wang Yingying a effectué dix-sept ans de travaux forcés dans le cadre de la campagne anti-droitiste, à sa sortie après la Révolution culturelle les parents de Wang ont fini par divorcer. Wang Yingying a été marquée par cette séparation et l’absence de figure paternelle. En 2015, elle revient à Guantao, sa ville natale. Là-bas, l’artiste photographie son foyer et la vie locale. Les photographies de Wang Yingying se mêlent aux photographies souvenirs des archives familiales et construisent une fresque intime qui dépeint la complexité de son rapport à la famille avec un père dont le visage est toujours recouvert ou quelque part hors-champ, figure de l’absence et symbole du lien brisé par l’Histoire politique.
L’artiste photographie également la vie locale et capture une ancienne tradition chinoise qui consiste à brûler des objets en papier pour en faire offrande aux défunts. En effet, pour porter fortune aux proches décédés, les habitants de Guantao brûlent ce qu’ils souhaiteraient que leurs familles et leurs amis possèdent dans l’au-delà. Aujourd’hui, les objets brûlés sont des voitures en papier, des iPhone en papier et d’autres produits qui représentent le confort moderne. L’opulence souhaitée apparaît avant tout comme étant une opulence matérielle, un tel tournant de la tradition faisant émerger une pensée critique de la société de la surconsommation. Face à un pays qui a longtemps été « l’usine du monde », une telle représentation des traditions chinoises par l’objectif de Wang Yingying agrège le poétique et le politique.
Zhang Zhidong : « Natural Impersonation »
Le travail photographique de Zhang Zhidong est un miroir social détourné qui met en évidence des problématiques liées au genre et à la sexualité et construit un discours autour de l’hétéronomativité qui, en Chine, se couple avec une répression des personnes LGBT+. Ces photographies sont peuplées de corps, mais également d’objets que les protagonistes semblent tenir comme autant de totems, de petits abris triviaux du quotidien dans lesquels nous projetons des souvenirs et qui nous ramènent à ce que nous sommes.
« Natural Impersonation » peut se traduire par « usurpation d’identité naturelle ». Cette usurpation d’identité, ce serait celle que nous subissons toutes et tous — à différente échelle en fonction de la société où nous sommes nés et de ses avancements. Intériorisant dès l’enfance les codes liés aux expressions de genre et l’hétéronormativité que Zhang Zhidong questionne dans son travail photographique, nous nous conformons à ce qui a été historiquement construit comme devant être l’ordre « naturel » des choses. Pour cause, le fait que l’hétéronormativité s’accompagne d’un guide implicite de codes et de pratiques supposés être partagés par toutes et tous en fonction du genre assigné à la naissance : la classique dichotomie du bleu et du rose qui décontenance nos identités personnelles, nos singularités, nos éventuelles discordances avec cet ordre établi du genre et qui, en conséquence, usurpe naturellement nos identités. Les photographies de Zhang Zhidong se questionnent sur nos barrières mentales et les possibilités que nous avons de les secouer.
Ye Wuji : « MGBS » (Most Gorgeous Security Barrier)
A nos barrières mentales s’ajoutent des barrières physiques (qui, en réalité, ne sont jamais que physiques). Ces barrières de sécurité, nous les incorporons au point de les oublier, au point qu’elles fassent partie du paysage, comme du mobilier. Elles sont ce que nous ne regardons plus car trop habitués à le voir, ce qui est parvenu à se fondre dans le décor. C’est sur cela que porte le travail photographique de Ye Wuji.
Située à la frontière avec le Kazakhstan, la ville chinoise de Kulja fut ces dernières années le théâtre d’attaques terroristes et de violentes émeutes (c’est également la zone de la problématique des ouïghours). Suite à ces événements, la ville s’est dotée d’une impressionnante quantité de barrière de sécurité. Ce sont ces « symboles statiques et silencieux du pouvoir et de la contrainte », comme le soulignent très justement les deux commissaires d’exposition, que Ye Wuji a photographié. De toutes tailles et de toutes formes, elles semblent se démultiplier à l’infini. De la représentation littérale de ces barrières de sécurité, à première vue rien de plus que de simples morceaux de plastique ou de ferraille, émane une critique implicite du pouvoir et de ses dérives totalitaires.
Ye Wuji tourne en dérision cette omniprésence oppressante du contrôle dans la société chinoise en organisant, via une enquête de terrain, un concours de la plus belle barrière de la ville de Kulja. Un petit livret résume le déroulé du concours et couronne la gagnante. L’humour se fait ici bouclier politique. Egalement, une vidéo accompagne son travail photographique : « si peu de mots autorisés ». Comment faire, alors qu’il y a si peu de mots autorisés, pour parler du réel ?
Zheng Andong : « Une question chinoise »
Enfin, le travail de Zheng Andong revient sur une période douloureuse de l’Histoire sino-américaine. Au XIXème siècle, durant la ruée vers l’or, de nombreux chinois ont migré aux Etats-Unis pour tenter de vivre le rêve américain. Beaucoup sont morts, et ce à la fois littéralement et symboliquement car leur rôle pourtant déterminant dans la construction du premier chemin de fer transcontinental américain fut occulté. Ce phénomène d’invisibilisation du rôle des travailleurs chinois est symptomatique d’une logique d’oppression plus globale que Zheng Andong vient déterrer par son travail photographique afin de nous la donner à voir et lutter ainsi contre les oublis de l’Histoire.
C’est également une vive résonance avec les problématiques contemporaines qui éclos au cours de la visite : « Entre revisite des sites historiques et rencontres actuelles, Zheng Andong mêle le passé au présent autour de la question sensible de l’intégration » nous indiquent les deux commissaires de l’exposition ; et cette question sensible de l’intégration, en Chine, c’est avant tout celle des ouïghours, minorité chinoise de confession musulmane actuellement opprimée et enfermée dans des camps de travail.
C’est aussi toute la problématique des douloureux exils et du rejet des immigrés qui s’installe : le Chinese Exclusion Act, loi fédérale américaine votée en 1882, interdisait spécifiquement l’immigration de chinois sur le territoire américain (avec tout ce que cela impliquait pour d’éventuels regroupements familiaux) et beaucoup d’immigrés chinois qui ont travaillé à faire entrer les Etats-Unis dans cette nouvelle ère ferroviaire n’ont, par la suite, pas obtenu la nationalité américaine. Les politiques ont des coûts financiers, mais également des coûts humains et affectifs. C’est la réalité que nous rappelle le travail de Zheng Andong.
Face à cette Histoire ingrate, les coquelicots de Zheng Andong sont comme un rappel : la diversité est fertile, d’elle naissent les fleurs. Une légende urbaine raconte d’ailleurs que ce sont les immigrés chinois qui auraient importé les coquelicots aux Etats-Unis. Une autre légende urbaine, française cette fois, raconte que ce sont les marocains qui auraient importé la menthe près de Douai.
Une fois le temps de l’exposition et de l’abri qu’elle offre passé, nous devons retourner dans le monde, retourner dans la tempête mais, je l’espère, avec davantage de force.
Visuel de couverture : © Zheng Andong, The Oriental Poppies in Tuscarora, Nevada, 2019
Centre Régional de la Photographie des Hauts-de-France
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