Entretien avec Nazanin Pouyandeh

Entretien avec Nazanin Pouyandeh

Nazanin Pouyandeh, telle une étoile née à Téhéran le 21 septembre 1981, fut bercée par une famille d’intellectuels épris de vérité. Après avoir obtenu son diplôme en 2005 aux Beaux-Arts de Paris, elle décroche un master en arts plastiques de l’université Paris I. C’est en 2008 que la carrière artistique de Nazanin Pouyandeh décolle véritablement, avec des expositions en France et à l’étranger. Ses œuvres suscitent l’admiration et sont grandement appréciées, témoignant de son talent artistique remarquable.

///  Yasmine OUYAHIA

  • Pouvez-vous nous parler de votre parcours artistique et comment en êtes-vous venue à créer de l’art ?

Pendant mon enfance en Iran, j’ai vécu dans un contexte de guerre. Mes parents m’ont transmis la passion pour la création, car ils pensaient que c’était à travers l’art que je pouvais trouver un espace de liberté et m’exprimer dans un pays fermé. Depuis aussi longtemps que je me souvienne, j’ai toujours eu un lien profond avec la création artistique. En 1999, un an après l’assassinat de mon père ( Mohammad Jafar Pouyandeh, traducteur et defenseur des droits de l’homme) par les services secrets iraniens, j’ai quitté l’Iran pour la France grâce à une bourse de l’État français. Pour le renouvellement de celle-ci, une condition était requise : être acceptée dans une institution prestigieuse. J’ai eu la chance d’être admise aux Beaux-Arts, où j’ai pu étudier dans l’atelier de Pat Andréa, dont vous avez également pu admirer les œuvres lors de l’exposition chez Strouk l’autre soir.

Dessin mural à l’exposition Croswalk à la galerie Strouk, mettant en valeur l’autoportrait de Nazanin Pouyandeh au centre.
  • Qu’est-ce qui vous inspire dans votre art et comment choisissez-vous les sujets de vos tableaux ?

Ce qui m’inspire avant tout, ce sont les êtres humains et leurs instincts premiers : l’amour, la guerre, la violence, l’instinct de survie, et ainsi de suite. Je m’intéresse à la manière dont l’être humain parvient à canaliser ces instincts, et l’art est l’une des façons fortes d’y parvenir. Ainsi, je puise énormément mon inspiration dans le vocabulaire visuel du monde, sans hiérarchie particulière. Que ce soit la bande dessinée, le cinéma, la peinture ancienne, les arts premiers, l’art africain, indien, ou encore l’art contemporain, il y a une sorte d’universalisme dans mon travail qui reflète également mon parcours personnel. Je me considère moi-même comme un patchwork de cultures, et je constate de plus en plus que l’identité nationale n’est plus une réalité. Nous sommes tous en quelque sorte des êtres nomades, des individus qui se développent à travers plusieurs civilisations et cultures. Cette fascination que j’ai pour le vocabulaire visuel mondial est également liée à mon arrivée en France. J’avais quitté un pays très fermé où l’accès à Internet et aux images était extrêmement limité. J’étais habituée uniquement aux portraits de propagande religieuse et aux images de martyrs de guerre sur les façades des rues de Téhéran. Quand je suis arrivée en France, un monde d’images s’est ouvert à moi, que ce soit à travers la publicité, l’affichage urbain ou les médias. C’est la raison pour laquelle je travaille également sur l’impact de celle-ci. Je crée des images fortes qui, à leur tour, peuvent influencer et toucher le spectateur.

  • Quel est votre processus créatif pour réaliser une peinture, depuis l’idée initiale jusqu’à la réalisation finale ?

Mon processus créatif, pour réaliser une peinture, commence par l’apparition d’une image flash dans mon esprit, souvent liée à quelque chose qui m’a ému. Cela peut être un objet, une sculpture, une image de film ou une peinture ancienne. Dès l’instant, j’éprouve le désir de m’approprier cette chose qui m’a bouleversée et de décaler son sens initial. Une fois que j’ai celle-ci dans la tête, je tends vers un aspect assez réaliste dans mon travail. J’aime travailler avec des modèles vivants, et donc j’ai souvent recours à des personnes de mon entourage qui viennent poser dans mon atelier. Je leur demande de jouer la scène initiale qui est dans ma tête, de manière assez précise. Je les photographie pendant qu’ils posent, puis, je travaille à partir de cette image, tout en gardant une certaine liberté dans mon interprétation. Mon travail ne vise pas l’hyper-réalisme, mais il comporte de nombreuses déformations et décalages.

Quant au décor, il peut être soit imaginaire, soit je reprends des éléments de la nature telles quelles, comme dans une série de peintures que j’ai réalisée en 2021, dans une résidence artistique en Corse. Dans tous les cas, il y a une expérience humaine très importante pour moi, car la séance photo est un moment de partage. C’est aussi une sorte de mission que je ressens, qui est celle de faire apparaître dans mon travail, la grâce et le désir généreux des modèles qui se donnent à travers moi.

  • Comment décririez-vous votre style artistique et comment est-il influencé par votre formation et votre expérience ?

En ce qui concerne mon style, je dirais que j’ai développé une manière assez personnelle qui se caractérise par un réalisme onirique et imaginaire. Mon travail est très figuratif, mais je ne cherche pas à me conformer à un style particulier. J’ai toujours été très libre dans ma démarche artistique, et je tiens énormément à cette liberté. Ma formation aux Beaux-Arts a été d’une grande importance pour moi, car j’étais une jeune femme venant d’un autre pays et je n’avais pas beaucoup de techniques artistiques. J’ai donc intégré un atelier où la peinture figurative était pratiquée de manière exigeante, et je pense que j’ai hérité de cette exigence dans mon travail.

J’aime prendre mon temps pour réaliser mes tableaux, qui tendent vers une certaine utopie et perfection, même si on est conscient du fait que la perfection est rarement atteinte.

  • Vos tableaux mettent souvent en scène des personnages figés dans un décor inattendu, créant un sentiment d’onirisme et d’étrangeté. Pourquoi est-ce important pour vous de créer cette atmosphère particulière ?

Je ne suis pas intéressé par une représentation littérale du réel, car la photographie le fait déjà très bien. Ce qui m’intéresse, c’est d’ajouter la magie et le mystère au réel, car chacun a une perception différente de la réalité. Chaque personne a accumulé ses propres expériences, donc lorsque je regarde une rose, celle-ci évoque des choses particulières pour moi. Ainsi, cette rose n’est pas la même pour tout le monde. Le réel me permet de créer des images mentales semblables à des rêves, qui sont fluides et proviennent de l’inconscient. Elles racontent quelque chose de fort et de symbolique, parfois absurde, mais avec une forme qui peut déstabiliser les spectateurs. Au premier abord, ils peuvent penser qu’il s’agit d’une scène réaliste, mais au fil du temps, cela les déstabilise, car l’image ressemble à un rêve dont le sens n’est pas forcément compréhensible.

  • Comment voyez-vous l’évolution de votre art et quels sont vos futurs projets ?

En réalité, je n’ai pas du tout le contrôle sur mon avenir, tout comme je n’ai pas le contrôle total sur ma vie. Je suis quelqu’un qui vit beaucoup au présent, donc je travaille toile par toile. Récemment, j’ai réalisé de nombreux dessins pour un projet, qui sont très proches de la miniature. J’ai des projets, mais je ne décide pas à l’avance de ma prochaine toile. Je ne travaille pas par séries, car cela enlève la liberté de l’imaginaire de l’évolution du travail. D’un point de vue technique, je pense que mon travail évolue, car je deviens de plus en plus exigeante sur ce sujet. Il y a un travail approfondi sur les couleurs et une recherche absolue de finesse. Ma peinture est détaillée et je n’utilise pas de techniques de reproduction réaliste, comme la projection ou les grilles. Cela demande donc plus de temps. Il y a aussi une part d’improvisation lorsque je commence une toile. Parfois, le décor n’est pas complètement défini et se développe au fur et à mesure.

  • Vos œuvres ont été exposées dans plusieurs pays. Comment percevez-vous la réception de votre art dans différents contextes culturels ?

La réception de mon art dans différents contextes culturels est toujours très intéressante pour moi. Chaque lieu apporte une dynamique nouvelle et une compréhension unique de mon travail. Un endroit que j’ai particulièrement apprécié d’y avoir exposé était le Bénin, grâce à la réaction directe et subtile du public africain. Ils avaient un rapport instinctif avec mon art, sans les filtres de la civilisation occidentale qui tendent à intellectualiser chaque aspect.

J’ai trouvé cela très stimulant, car j’ai moi-même, un rapport similaire à l’art. Certaines choses me plaisent simplement parce qu’elles me touchent, sans qu’il y ait forcément un concept ou une théorie derrière. Je trouve toujours très intéressant d’avoir un nouveau public. Ma peinture touche les êtres humains d’une manière ou d’une autre. Parfois, les spectateurs n’adhèrent pas du tout à mon art, et cela peut être catégorique. D’autres fois, ils y plongent complètement. Dans tous les cas, l’interaction avec les spectateurs est essentielle et enrichissante pour moi en tant qu’artiste. Cela me permet d’avoir différents points de vue et de comprendre comment mon art peut toucher les gens de manière diverse.

  • Quels sont vos artistes préférés ou sources d’inspiration et pourquoi ?

En tant qu’artiste, je fais énormément référence à l’histoire de l’art. Je m’inspire d’un large éventail de sources visuelles, provenant de l’histoire de l’art, de manière générale. Pendant, longtemps, j’ai puisé mon inspiration chez les peintres de la Renaissance italienne et flamande. Par la suite, j’ai été fortement influencée par les couleurs des peintres du 20e siècle, en particulier Gauguin et Bonnard. Cependant, mes références ne se limitent pas à ces quelques noms. J’ai un profond intérêt pour la peinture classique et l’art ancien en général. Je me plonge souvent dans de grands livres d’art et des musées pour nourrir mon inspiration. Mon approche est très sensible à l’évolution du rapport à l’image à travers les siècles, et cela se reflète dans mon travail.

  • Dans vos tableaux les personnages dominants sont des femmes. Pourquoi ce choix ?

Je ne suis pas quelqu’un qui divise les êtres humains en fonction de leur genre. Je ne crois pas à une séparation stricte entre les hommes et les femmes. Cependant, je reconnais qu’en tant que femme, mes expériences, mes émotions et mes perspectives sont influencées par mon genre. J’ai vécu dans un pays, l’Iran, où il y avait une séparation marquée entre les femmes et les hommes. Cette réalité a certainement contribué à façonner mon monde intérieur et ma sensibilité artistique, qui sont empreints d’une compréhension profonde de l’expérience féminine.

  • Enfin, comment votre art peut-il contribuer à la réflexion sur les questions sociales et politiques actuelles ?

Je considère que le travail artistique est toujours étroitement lié à son temps et qu’il agit d’une sorte de miroir temporel. Je suis profondément affectée par les questions qui touchent notre monde, comme les conflits, les guerres, la situation des migrants, les enjeux liés aux femmes, et bien d’autres encore. Tout ce que je vois et vis dans cette société trouve une résonance dans mon travail souvent de façon décalée et indirecte, sans illustrer vraiment des évènements d’actualité. En plaçant les êtres humains au centre de mon art, je cherche à explorer les différentes facettes de l’humanité. Comme l’a si bien dit Entente, toutes les expressions artistiques sont humaines, car elles sont créées par des êtres humains. Ainsi, je considère que tous les sujets sont en fin de compte des sujets humains. L’art nous amène à réfléchir sur la condition du monde et à partager des perspectives communes.

 

 

Visuel de couverture : Credit photo Ben Cabirol 

 

Strouk Gallery