/// Nora Djabbari
Vous êtes CYB et vous faites le choix de travailler sous pseudonyme…
Cyb : Je suis issue d’une génération où l’on porte le nom de son père ou celui de son mari. Je ne voulais pas m’inscrire dans l’un ou l’autre de ces cas. Très jeune, j’ai pris la décision que mon nom serait Cyb. J’aimais l’idée d’avoir un pseudonyme qui pourrait appartenir à la fois à un homme ou une femme. Dans mes premières expositions à Lille, je me souviens d’un sculpteur qui était venu me voir. « Je n’aurais jamais cru qu’il s’agissait d’une peinture de femme » m’avait -il dit. Dès le départ, choisir un pseudonyme était une façon d’inscrire mon art dans la liberté. Ma peinture est un espace de liberté. Par ce choix, je me suis mise à distance d’un certain nombre de déterminismes.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de peindre ?
Cyb : Être peintre a été mon premier désir. On m’avait offert un livre d’art à 5 ans et demi. J’avais vu trois tableaux dans ce livre qui m’avaient frappée – un tournesol de Van Gogh, un Autoportrait de Dürer où il se représente les cheveux un peu défaits et joue de façon ambiguë avec la féminité et la masculinité, et un grand tableau de Vermeer, « L’Atelier ». Je me suis arrêtée à ces trois tableaux. Comment arriver à se peindre soi-même en train de peindre ? J’ai été attirée par ce côté réflexif. Il s’agissait aussi de se poser comme sujet. Je voulais faire comme eux. Tout est donc parti d’une rencontre. Beaucoup d’artistes le deviennent ainsi. Il y a quelque chose de l’ordre du choc.
J’ai toujours dessiné, pratiqué les pastels à l’huile. J’ai appris la peinture à l’huile durant mon enfance à l’ombre des jasmins. J’ai travaillé, lu, fais des rencontres, comme celles avec Georges Mathieu vers mes 20 ans. J’ai eu un coup de foudre pour une de ses toiles à 17 ans. Je l’ai vu régulièrement et il m’a initié à l’art abstrait. Nous communiquions par lettres manuscrites que je possède toujours… Malraux disait de lui qu’il était un calligraphe occidental. Il écrivait à la plume d’oie… Nous nous donnions rendez-vous, il me conseillait des expositions et nous en parlions… Ma rencontre avec Georges Mathieu m’a donné l’élan pour me lancer dans l’abstraction.
Je dis toujours maintenant – alors que je suis revenue depuis longtemps à des référents, ce qu’on appelle le monde réel – que je reste un peintre abstrait. La question de la reproduction de ce que l’on voit ne m’intéresse pas du tout.
Vous avez fait des études de mathématiques, puis de philosophie. Pourquoi ce choix ?
Cyb : Ce qui m’intéressait dans ces deux disciplines, c’est la rigueur conceptuelle. J’ai éprouvé avec intensité la joie qu’il y a à aborder un autre monde que le monde sensible. La maîtrise, l’affrontement de la complexité par le concept, je l’ai beaucoup fait, cela m’a énormément formée.
J’ai exploré la complexité de l’existence d’une part par le concept en faisant de la philosophie à haute dose, et d’autre part en cultivant et en donnant libre cours à tout cet espace intérieur en moi qui demandait impérativement à s’exprimer. Quand j’ai lu dans ces années-là des textes comme ceux de Kandinsky, « Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier » sur la nécessité intérieure, cela m’a totalement parlé. Il faisait allusion à ces fausses questions de savoir si l’on était dans l’abstrait et dans le figuratif… Il prévoyait à l’avance qu’il s’agissait d’un combat de titan stérile… J’ai été totalement imprégnée par tout cela.
Vous parlez souvent de la notion de Baroque Abstrait, centrale dans votre œuvre. Pouvez-vous nous en parler ?
Qu’est-ce que l’abstraction apporte au baroque, et inversement?
Cyb : En fait, la construction de cette notion est aussi liée à Mathieu dans mon histoire. Ces deux termes n’ont a priori pas de liens. La possibilité de l’abstraction est un espace ouvert, une exploration. C’est ce qu’a représenté pour moi la rencontre avec lui. Mathieu était un grand admirateur de Leibniz et de sa théorie des mondes possibles. L’abstraction représente pour moi une façon de marquer très nettement cet espace de liberté hors tout.
Pourquoi joindre les deux termes ? C’est lié à une de mes lectures qui m’avait beaucoup éclairée. Il s’agit du texte d’Eugenio d’Ors : « Du Baroque ». Dans ce texte, il opère une distinction entre deux types de perceptions ou d’expressions artistiques dans le monde, qu’il nomme l’Éon classique et l’Éon baroque.
Ce sont comme deux manières différentes de voir le monde et de l’exprimer à travers l’art. D’Ors ne voit pas ces deux modes comme antagonistes. Ils ne sont pas en compétition mais coexistent comme différentes façons d’appréhender et de montrer la réalité. L’un n’est pas une parodie de l’autre. Le baroque, avec son attention portée au contraste, à l’instantanéité, traverse toute l’Histoire de l’art. Il s’agit de dire qu’il y a des « être-au-monde » et moi, mon être au monde, c’est le baroque.
Dans un autre très beau texte de Philippe Beaussant, « Vous avez dit baroque ? », l’auteur dit bien que le penseur baroque par excellence est Pascal. Je garde à l’esprit ce passage des Pensées : « Nous ne tenons jamais au temps présent ». Il s’agit d’avoir une exigence pour saisir la singularité de l’instant, au bord de l’abîme, être et déjà néant, aspiration à l’infini.
Et puis le baroque abstrait ? Cela n’existait pas. Je n’avais aucune envie d’être à la suite de quelqu’un. Je me suis interrogée sur ce qui me synthétisait le plus en tant qu’artiste.
Vous avez une sensibilité pour les icônes…
Cyb : Pour moi, le sommet de l’art visuel est l’icône. Un art sacré où l’icône est un support de méditation, mais bien plus. Ce sont des œuvres peintes par les moines qui les réalisent en priant. L’action de peindre va avec la prière. Quand le schisme a lieu entre l’Église d’Orient et celle d’Occident, les orthodoxes ont été accusés d’être idolâtres. Ce schisme va accentuer la distinction entre la tradition des icônes et l’art de la peinture.
Plus tard le baroque donnera une fougue incroyable à de nombreux artistes. Finalement chez les orthodoxes, ce lieu de la représentation qu’est la peinture va déjà au-delà d’elle-même avec l’icône. Tout le monde n’a pas le droit de peindre une icône. L’icône accompagne toute une trajectoire spirituelle. Pour moi elle reste l’horizon de la peinture, quelque chose qui permet d’aller au-delà des frontières du monde réel.
Saint-Augustin disait “Chanter c’est prier deux fois”. Il y a cette idée que dans l’art, on s’élève à plus haut que soi. C’est une œuvre au-delà des œuvres, une source intarissable d’inspiration. Je trouve cela extrêmement émouvant et stimulant. J’ai effectué toute une série de toiles appelée Rilska suite à ma découverte en Bulgarie à Sofia de la crypte de la Cathédrale Saint-Alexandre-Nevski. Il y avait toute une collection d’icônes du XIVème jusqu’au XIXème que j’ai eu l’occasion de voir seule. Des rouges orangés, des verts… Je crois d’ailleurs que c’est à partir de ce voyage-là que j’ai commencé à être transportée par le vert. Je ne suis pas Moine mais modestement, à mon échelle, c’est vers ce souffle-là que je peins.
Un artiste que j’ai aimé très tôt est Le Greco. Je me suis rendue compte bien plus tard qu’il s’agissait d’un peintre d’icône ! Le Greco a cette liberté par rapport à la question de la perspective qui lui vient de l’espace symbolique des icônes. C’est pour cela que de nombreux peintres au XXème siècle ont redécouvert cet artiste.
L’abstraction n’est-elle pas un langage pictural approprié pour cheminer vers l’élévation que vous décrivez ?
Cyb : Tout à fait. Quand j’ai rencontré Georges Mathieu et qu’il m’a initiée à l’abstraction, j’ai été transportée par Manessier et ses vitraux. Ses vitraux qu’il appelle « Passion” »ou qui reprennent les différents moments de la vie du Christ de façon abstraite sont pour moi infiniment plus puissants que n’importe quelle figuration. On est en relation avec quelque chose au-delà de ce que l’on peut figurer. J’ai d’ailleurs pour projet de travailler un jour sur des maquettes de vitraux. Peut-être à l’encre.
Du reste, j’ai toujours été étonnée par ce cloisonnement en peinture entre figuratif et abstrait. Kandinsky était très percutant en 1911 lorsqu’il disait que là n’était pas le sujet. La question repose sur une nécessité intérieure. Rouault se réfère par exemple à des éléments du réel mais il nomme ses paysages « paysages mystiques ou intérieurs ». L’homme au turban rouge de Van Eyck, qu’est-ce sinon qu’une toile abstraite ? Toute la personnalité est dans le turban, dans le rouge et les formes.
On sent dans votre travail une volonté de partager une expérience multisensorielle. Vous avez d’ailleurs une passion pour la musique… On aurait presque l’impression de voir des partitions musicales, d’entendre vibrer des sons dans vos toiles par moments.
Cyb : J’ai fait beaucoup de danse classique et de piano. La musique, le rapport avec le corps…tout cela est important pour moi. L’Opéra fait partie de mon univers baroque – mes préférés sont d’ailleurs Tristan et Isolde de Wagner et Alcina de Haendel. Pendant des années j’ai beaucoup peint en écoutant Bach. C’est l’intensité de la sensation dans toutes ses dimensions qui m’intéresse.
Dans une précédente exposition : Vivants piliers, je prenais appui sur le fameux poème de Baudelaire. Il y avait l’idée des Correspondances, « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Une de mes toiles s’appelait Oliban, comme l’encens. Dans l’ensemble de l’exposition, il y avait cette idée de senteurs, d’espaces vastes. Un ami contre-ténor était venu voir l’exposition « Vivants piliers ». Il m’avait fait la remarque que celles-ci ressemblaient à une partition musicale. Il disait qu’il entendait des sons en regardant ! Ce n’est pas recherché mais j’apprécie que mes toiles procurent cet effet.
Le travail du compositeur choisissant ses notes et celui du peintre choisissant ses nuances de couleur est au fond le même ? La musique est aussi un moyen d’aller au-delà des limites du réel. C’est pour cela qu’elle est tant visible dans votre œuvre ?
Cyb : On parle pour Wagner du chromatisme. Scriabine a toute une théorie sur les notes qu’il rapporte à des couleurs. Je suis d’accord avec cette affirmation. Kandinsky revendiquait une liberté de distance par rapport à ce qu’on nomme le réel en faisant appel à la musique. La musique n’est pas obligée de copier le chant de rouge gorge ou de la cascade. La musique est ce qui nous met en lien avec ce qui nous traverse.
Cette grande vague de la vie, on la sent dans la musique de Wagner où l’orchestre à part entière devient l’un des personnages de l’opéra. La musique et notamment l’orchestre va dire autre chose que ce que disent les protagonistes. Il y a quelque chose de l’ordre de l’inconscient, qu’on ne peut pas attraper, mais qui est là et qui se manifeste dans la musique. En ce sens-là, la musique va toujours au-delà de ce qu’on essaye de capter ou capturer.
Cela est effectivement similaire à la peinture abstraite. Dans la naissance même de l’abstraction, il y a cette revendication d’être à distance par rapport à ce qu’on nomme réel, de se rapprocher de l’invisible et de ce qui va au-delà de ce qu’on peut percevoir.
J’ai intitulé la toile « Stromboli » car il s’agissait d’une expérience de type métaphysique. Dans cette série de toiles, j’ai essayé de rendre compte de quelque chose qui s’appuyait sur la réalité concrète de « Stromboli » qui gronde comme un lion, qui vomit ses étoiles rouges, ses fumerolles et ses lumières… Mais ce qui m’intéresse c’est avant tout de rendre compte sur la toile de cette expérience sensible, instantanée.
C’est quelque part ce vers quoi tendaient les expressionnistes abstraits ? Vous reconnaissez-vous dans leur démarche ?
Cyb : Rothko essayait de faire accéder par ses vibrations à un autre espace qui est celui qui nous permet de nous donner l’énergie pour continuer à créer, à affronter, à aimer… Il y a effectivement de cela dans ma démarche.
“Il y a donc l’expérience intérieure d’une nécessité à s’exprimer, à faire ce voyage d’approfondissement patient et opiniâtre, à trouver les moyens plastiques de ce voyage quand on est peintre. (…) Mon travail de peintre réside dans cet arrachement au cours ordinaire de la vie, il transcrit, exprime la liberté d’une perception détachée, désentravée. C’est pourquoi mon mot d’ordre d’artiste depuis des années s’énonce ainsi : “insurrection de la couleur”. Je crois à l’insurrection intérieure, au monde libre dont chacun de nous est le germe. Je ne défends donc aucune cause, sinon celle de la liberté elle-même, dont l’art est la manifestation la plus radicale”. Ce texte intitulé “Libre” au sein de votre livre abécédaire Baroque Abstrait ne résumerait-il pas toute votre démarche ?
Cyb : En effet. Ce texte avait été écrit pour la revue Area. Je disais quelque chose de fondamental sur ma condition d’artiste et ma pratique. Pour moi, l’art, c’est cela. Cette radicalité est fondamentale. Des artistes nous précèdent et nous montrent par leurs œuvres qu’ils ont mené ce combat de la radicalité. C’est d’ailleurs pour cela que tant d’artistes différents m’intéressent. Certains sont même devenus des Amis. Il y a ce texte… La Lettre au Greco de Kazantzaki. Dans ce texte, l’auteur évoque dans ses jeunes années ses grandes lectures, ses grandes rencontres d’artistes, nous dit qu’il parle aux œuvres… C’est grâce à elles qu’il s’est constitué, qu’il a apprivoisé le monde, ses artistes l’ont nourri pour qu’il puisse tracer son propre chemin. Les résonances, le rapport de dialogue que j’entretiens aux artistes m’ont construite.