Rencontre avec Lucas Djaou : itinéraire d’un passionné

Rencontre avec Lucas Djaou : itinéraire d’un passionné

 

C’est au cœur de Paris dans un joli écrin, au fond d’une cour arborée de la rue de la verrerie, que nous rencontrons Lucas Djaou. D’un esprit libre et curieux, le jeune directeur artistique et commissaire d’exposition indépendant s’attache avec passion à déceler les nouveaux talents de demain et remettre sur le devant de la scène des créateurs oubliés. À la tête de la galerie Patricia Dorfmann pour une saison artistique, il nous présente son parcours et son intéressante vision de l’art.

 

/// Eléonore Blanc

1. Pouvez-vous nous présenter votre histoire et votre parcours ?

 

Originaire de la banlieue parisienne, j’ai grandi dans un quartier populaire de Bagneux. Ma mère étant d’origine Solognote, j’ai le souvenir que nous allions les week-ends dans le Loir-et-Cher à la découverte des châteaux de la Loire. J’ai aussi ce souvenir des moments passés dans l’incroyable atelier de mon père aux portes de Paris, dont les murs étaient chargés de fresques, de moulures et d’éléments décoratifs en staff. C’est certainement ces souvenirs lointains qui guident mon parcours d’aujourd’hui.

Je me suis très tôt intéressé à l’art, eu l’envie de rencontrer des artistes puis le désir de mettre en lumière mes découvertes et partager mes coups de cœur. En 2019, je commence ma collaboration avec la galerie Patricia Dorfmann où j’ai travaillé à faire découvrir et redécouvrir des créateurs. J’y ai présenté des artistes oubliés comme Maryan (Pinchas Burstein), peintre d’origine juive polonais rescapé de la Shoah et naturalisé états-unien, ou Gérard Tisserand, figure majeure de l’art engagé en France et membre fondateur de la Coopérative des Malassis, ou encore des découvertes comme le travail hors norme de l’artiste Indonésienne Ni (Nyoman) Tanjung, une créatrice autodidacte recluse dans un petit village au cœur du Mont Agung à Bali. En 2020, j’ai fondé YES, WE LOVE project, une structure qui va me permettre de nouvelles collaborations et m’offrir la liberté de développer ma pratique curatoriale.

 

Vue de l’exposition Gérard Tisserand, vive les vacances ! 1960-1970. YES, WE LOVE project à la Galerie Patricia Dorfmann. Octobre 2020. ©Rebecca Fanuele

 

2. Vous avez donc créé votre structure YES, WE LOVE project durant une année où le monde s’est arrêté, n’avez-vous pas eu peur du risque ?

 

La construction d’un nouveau projet est toujours un risque et j’aime ce moment extrêmement stimulant. Je crois qu’il était plus que jamais nécessaire de ne pas retarder l’ouverture de ce projet artistique dans cette période de pandémie où les lieux de culture étaient jugés « commerces non essentiels ». Je crois en l’éducation et en l’ouverture d’esprit par l’art et c’est dans des moments troublés comme aujourd’hui où l’art doit résister.

Les lieux avaient porte close mais la scène artistique était en plein mouvement : les artistes ont pu prendre le temps de travailler d’avantage et les acteurs du monde de l’art réfléchir et développer de nouvelles manières de présenter l’art. Le confinement ne m’a pas du tout arrêté dans mes projets, il les a même démultipliés. D’une certaine manière le monde était à l’arrêt, mais cette période nous a aussi permis de développer et d’enrichir tout ce que l’on pensait ne pas avoir le temps de faire. 

C’était une évidence de faire naître ma structure après le confinement, dans cette période incertaine où la vie commençait à reprendre. Il me fallait renouer des liens. Mon métier c’est celui de la découverte, du partage, de l’échange et de la transmission, il est à la fois passeur d’émotions, d’idées et de pensées. C’est dans cet état d’esprit qu’est né YES WE LOVE projet. J’ai ouvert à l’occasion de la foire Galeristes, défendue avec fièvre par son fondateur Stéphane Correard. Le salon a eu lieu alors même que personne ne croyait plus aux foires. La foire est l’antithèse de toutes les remises en question que l’on a aujourd’hui dans la manière dont l’art allait vivre après le confinement. La volonté de conserver cette foire malgré le contexte de pandémie a été une bonne chose et m’a inspiré.

 

3. En parallèle des commissariats d’exposition, quels sont vos projets ?

 

Je guide des institutions, des entreprises et des collectionneurs à l’acquisition d’œuvres et à la concrétisation de projets artistiques notamment en lien avec l’architecture d’intérieur. J’interviens entre autres sur la programmation de la Galerie Patricia Dorfmann qui m’a invité à prendre place pour cette saison artistique dans son espace de la rue de la Verrerie. Je viens d’y présenter une importante exposition de l’artiste Néerlandais Mark Brusse qui retraçait soixante années de création. Depuis le début de l’année, je pilote la résidence d’artistes de Corrado de Biase (mécène Italien et designer de chaussures). Nous venons d’ouvrir un lieu au cœur de Belleville qui accueille ses premiers résidents depuis cet été. La résidence soutient la scène artistique contemporaine avec un désir fort de renverser les frontières entre l’art et le design. Je suis également particulièrement heureux qu’une rétrospective sur l’artiste Maryan (Pinchas Burstein), une œuvre que je soutiens avec ferveur depuis plusieurs années, se prépare au MOCA de Miami et voyagera dans plusieurs musées à travers le monde. C’est une immense reconnaissance pour cet artiste oublié à tort de l’histoire de l’art. Je suis impatient et je me réjouis des nouveaux projets qui se préparent.

 

Vue du stand YES, WE LOVE project consacré à Maryan lors de la foire Galeristes. Octobre 2020.  ©Thibaud Robic

 

4. Comment définissez-vous votre ligne artistique ?

 

C’est en réalité une chose qui se construit et s’affine de manière assez intuitive avec le temps. Je l’espère vecteur d’idées, de revendications et d’émotions. Elle évolue comme une chasse aux trésors à la recherche d’une chose qui me stimule puis qui devient obsessionnelle, ce peut-être une œuvre ou une rencontre. C’est parfois des choses intimes, des questionnements, des pensées et même des engagements. Elle est d’une certaine manière un portrait de moi. Il serait certainement plus juste de parler d’un certain goût plutôt que d’une ligne artistique car j’expose ce que j’apprécie.

J’aime mettre en lumière des artistes oubliés avec le regard de ma génération et donner à découvrir des artistes méconnus, sans pour autant m’enfermer dans une catégorie. Ma vision se veut intergénérationnelle et sans frontière dans la création. Je m’amuse à réfléchir les commissariats d’exposition comme des univers, sans avoir peur des décors et des scénographies. C’est certainement un héritage de mon apprentissage à Penninghen où j’ai étudié la direction artistique. Le public qui me suit me dit souvent que ma ligne artistique est très définie probablement dû à cet univers et à la manière de concevoir mes accrochages avec toujours une ligne continuelle et une envie forte de transmission et de partage.

 

Vue de l’exposition La Grande Bleue. Scénographie, design et commissariat d’exposition par Lucas Djaou. Festival Design Parade Toulon 2019, Villa Noailles & Centre Pompidou. Cercle Naval de Toulon. ©Lucas Djaou

 

5. Vous demandiez aux artistes que vous rencontriez d’écrire des anecdotes sur leurs vies. Vous avez toujours eu le désir de matérialiser les pensées des artistes ?

 

Très tôt, au milieu de l’adolescence, j’ai commencé à m’intéresser à l’art et à parcourir les musées. J’ai découvert la peinture d’Antonio Segui, un artiste argentin installé en France depuis le début des années 1960. J’ai eu l’envie de le rencontrer. Il m’a reçu avec une grande sympathie. J’ai toujours le souvenir de cette rencontre joviale. Nous avons discuté, Maté à la main, de sa vie, de politique et de son art. Un lien d’amitié s’est tissé et nous n’avons jamais cessé nos échanges.

De fil en aiguille je suis allé à la rencontre d’autres artistes. Quand un artiste me recommande le travail d’un autre, une rencontre en amène une suivante. Plus tard, j’ai fait la rencontre d’André Robillard, un artiste français habitant d’un hôpital psychiatrique depuis son plus jeune âge et dont l’œuvre fût mis en lumière par Jean Dubuffet. Nos conversations sur le souvenir m’ont convaincu de garder une trace de ces rencontres. J’ai alors proposé aux artistes d’écrire et dessiner à la suite de nos échanges sur des carnets, les faisant évoluer au fur et à mesure de nos rencontres. Ces carnets sont le fruit de ces moments. Ils forment une série de témoignages retraçant la vie des artistes, les instants essentiels de leur carrière et les souvenirs d’une époque parfois révolue. C’est aussi le souvenir de nos moments partagés que j’ai voulu préserver. Je suis captivé par le souvenir et angoissé par l’oubli. J’aime garder l’empreinte de ces instants éphémères et me dire que le temps s’enfuit mais que la mémoire se transmettra. D’ailleurs dans l’exposition LOOK AT ME ! Mark Brusse, Œuvres choisies, 1961 – 2021 présentée à la Galerie Patricia Dorfmann, j’ai souhaité que l’artiste prenne part au commissariat d’exposition au travers d’une édition. Je l’ai invité à venir annoter de façon manuscrite le catalogue de l’exposition avec ses souvenirs et anecdotes sur les œuvres. Ce petit ouvrage prend la forme d’une relique de souvenirs. Il pourrait être le carnet de poche de l’artiste, un objet intime, écrit et dessiné dans le métro sur le chemin de son atelier. On peut se raconter mille et une histoire… et c’est aussi cela le métier de commissaire d’exposition.

 

Vue de l’exposition LOOK AT ME ! Mark Brusse, Œuvres choisies, 1961 – 2021. YES WE LOVE project. ©Lucas Djaou

 

6. Comment voyez-vous le métier de galeriste ?

 

J’apprécie des parcours comme celui d’André Magnin, co-commissaire de l’exposition Magiciens de la Terre en 1989 à Paris, il a parcouru pendant plusieurs années le continent africain à la découverte de talents souvent méconnus pour le compte du collectionneur Jean Pigozzi, ou celui d’Hervé Perdriolle, défenseur de la Figuration Libre au début des années 1980, qui pose ses valises en Inde dans les années 1990 à la rencontre de la scène artistique bouillante du pays. Ils ont tout deux contribués à explorer d’autres formes d’art et mettre en lumière des artistes « non occidentaux » alors méconnus sur la scène artistique internationale. Je pense aussi à Léo Castelli qui pendant les années 1980 osait exposer à New York des artistes Français ou Enrico Navarra qui s’est attaché à défendre des artistes états-uniens à Paris.

La galerie n’est pas un simple lieu de commerce, elle doit être un lieu de rencontre et d’échange où l’ouverture d’esprit se diffuse, l’esprit critique se développe et où le rêve est possible. L’art est fait pour la société tout entière. Être galeriste, c’est s’intéresser aux artistes et à leurs idées, savoir les comprendre, les accompagner. C’est aussi défendre et diffuser une œuvre par tout moyen. Il faut avoir une immense soif de connaissance et de curiosité pour découvrir une œuvre puis la partager, la faire connaître. D’ailleurs, ce pourrait-être également la définition d’un commissaire d’exposition. Le métier de galeriste va de pair avec celui de commissaire d’exposition, ils partagent cette envie de raconter une certaine idée de l’art et le désir de transmettre des pulsions, des sensations artistiques. Ce sont tout deux des chercheurs d’art, des « fous » d’art.

 

7. Est-ce que cela a été une évidence de travailler spécifiquement au soutien des artistes, à leur reconnaissance ?

 

J’ai toujours eu ce besoin d’être entouré par l’Art, par les œuvres, puis par les artistes. Certains sont devenus des amis et c’était une évidence pour moi de les soutenir et de travailler à leur reconnaissance. C’est fascinant de découvrir l’atelier d’un artiste et d’y vivre des sensations uniques et j’espère toujours provoquer ce sentiment aux visiteurs des expositions que j’organise. Parfois je découvre l’œuvre d’un artiste, où rien n’est écrit dessus, absolument rien, et je me dis « c’est tellement dommage. Dans cinquante ans, tout le monde aura oublié ! ». Organiser des expositions c’est une manière de pouvoir partager mes découvertes. Défendre une œuvre permet de laisser une trace et l’inscrire dans une histoire. C’est formidable de voir que grâce aux aspirations d’aujourd’hui de plus en plus d’artistes oubliés, ayant pourtant une place extrêmement importante dans l’histoire, sont réhabilités et reprennent une place qu’il n’avait pas eue auparavant. Cela montre qu’il n’existe pas qu’une Histoire de l’Art mais plusieurs histoires. Nous pouvons ainsi réécrire l’histoire de manière infinie. À force de curiosité, de découvertes et de rencontres, ce métier s’est imposé à moi comme une vocation et j’espère être sans cesse surpris.

 

Vue de l’exposition Ni Tanjung, la reine du Volcan Agung. YES, WE LOVE project à la Galerie Patricia Dorfmann. Janvier 2020. ©Rebecca Fanuele

 

 

 

Galerie Patricia Dorfmann

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