Première remise du Prix Pierre Giquel de la critique d’art. Entretien avec Fabrice Hyber, initiateur du projet : un artiste au service des artistes.
/// Stéphanie Bros
Fabrice Hyber est né en 1961 à Luçon. Il vit et travaille entre Paris et la Vendée. Après ses débuts dans les années 80, il est l’un des plus jeunes lauréats du Lion d’Or de Venise en 1997. Artiste international, il expose dans de nombreux lieux institutionnels en France et à l’étranger. Ses œuvres sont acquises par des collectionneurs privés et des fonds publics.
Fabrice Hyber développe une œuvre tout en cohérence qu’il présente volontiers comme un immense rhizome fait d’accumulations, établissant des liens entre les disciplines et favorisant les échanges entre les médiums, comme autant d’échos entre les savoirs qu’il aime mêler. Cette création protéiforme qui puise des articulations pertinentes dans des champs de pensées convergents montre l’énergie que l’artiste déploie au service d’un dialogue fécond entre les arts.
De sa préoccupation de mise en valeur des formes de la création contemporaine est né le Prix Pierre Giquel de la critique d’art qui récompense un texte écrit ou parlé sur l’art contemporain.
Pour la première remise du prix, initialement prévue le 16 mars 2020 – date de l’anniversaire de Pierre Giquel, poète, critique, protecteur et compagnon des artistes (1954-2018) – le jury composé de Fabrice Hyber, Pierre-Jean Galdin – directeur de l’école des Beaux-Arts Nantes Saint Nazaire, Frédéric Emprou – critique d’art et commissaire, Fabrice Reymond – écrivain, Anna Mouglalis – actrice et Georgia Nelson – artiste, a reçu près de 300 candidatures de formats très différents qui montrent la diversité des profils comme celle des médiums actuels.
Le jury du Prix Pierre Giquel de la critique d’art a voulu mettre en avant « la trajectoire composite d’un engagement et d’une écriture, et parallèlement à une tendance qui s’est dégagée au fil de la lecture des propositions envoyées, le jury a unanimement décidé l’attribution d’un autre prix, celui de l’écrit d’un artiste sur un autre artiste.
La dotation de 15.000€ du prix initial de la critique d’art (c’est le Prix le mieux doté financièrement en France) a été attribuée à Laetitia Paviani pour son écriture à la croisée de la poésie, de la critique et de la fiction.
Le prix Pierre Giquel de l’écrit d’un artiste sur un autre artiste, d’une dotation de 5.000€, a lui été attribué à Quentin Euverte pour ses écrits complices sur ses pairs et ses implications en tant qu’éditeur et producteur. »
“Dès les années 1992-93, j’ai créé UR (Unlimited Responsibility) une entreprise qui proposait aux artistes – selon moi détenteurs d’une responsabilité illimitée – davantage de lieux, de formats et de moyens pour réaliser leurs œuvres. En rapprochant par exemple les artistes des entreprises, nous avons pu mener à bien de leur conception à leur réalisation plus d’une cinquantaine de projets. En fait, UR a mis en forme une pratique qui s’est par la suite développée dans le champ de l’art comme par exemple les agences de productions d’œuvres. »
Cette porosité des mondes, Fabrice Hyber vous la favorisez aussi dans vos efforts de mise en dialogue de personnalités créatives et leurs univers. Racontez-nous la genèse de ce prix, son inspiration, son originalité et pourquoi maintenant ?
“Il y a 4 ou 5 ans déjà, je voyais beaucoup de textes de critiques théoriques, des formats écrits associés ou journalistiques, mais lorsque j’évoquais cette idée de mettre davantage en lumière ce corpus littéraire et poétique à propos des démarches et des travaux des artistes, on me faisait toujours remarquer qu’il n’y avait pas, à proprement parler, de critique théorique en France. Le questionnement est resté, mais il a continué à cheminer dans ma tête et c’est au moment de la mort de Pierre, que Pierre-Jean Galdin m’a soufflé l’idée du nom de Pierre Giquel pour le prix : cela m’a immédiatement redonné l’énergie et j’ai entrepris de le faire aboutir. Tout de suite, il a été évident d’en faire un prix fort et radical, même si, au début, ses contours étaient encore flous. Alors, comme le pratiquait déjà Pierre à l’époque, j’ai décidé d’organiser des dîners le dimanche avec un petit groupe toujours différent, artistes, intellectuels, journalistes, éditeurs, et autres commentateurs de l’art contemporain, ces rendez-vous ont permis au projet d’essaimer dans les esprits.
Le jury aussi a beaucoup contribué à la mise en place du prix, amis proches de Pierre, réunis en un groupe fidèle, ils resteront pendant 3 ans. C’est une manière de donner une identité au Prix et de défendre des valeurs d’amitié fortes pour Pierre et moi-même.
Je voulais aussi que la dotation du prix soit conséquente, pour que cela devienne un vrai soutien financier qui aide de jeunes carrières à se lancer et à s’installer. Ensuite, je peux vous dire que sur les 300 projets reçus, certains n’osaient pas imaginer que ce Prix pouvait correspondre à leurs pratiques. On a reçu une telle diversité de formats, des textes écrits bien sûr mais aussi des enregistrements sonores… Tout cela finit par construire une importante somme de travaux.”
Justement Pierre Giquel, fin observateur intellectuel, poète mais aussi enseignant aux Beaux-Arts et donc au contact des jeunes artistes, en a eu l’intuition géniale en pressentant cette nécessité de traduire, d’accompagner par un discours les œuvres des artistes. Quelle est l’ambition et l’avenir de ce Prix ? Est-ce qu’il pourrait donner lieu à l’avenir à une exposition originale des textes et autres formats de commentaires par exemple ou se réunir dans une publication ?
“Oui, ce sera peut-être l’occasion d’alimenter un fonds d’archives comme celui que je constitue sur Pierre Giquel, hébergé ici en Vendée où je travaille, mais il y a aussi d’autres endroits possibles associés avec le fonds de Pierre, comme près de Paris à Pantin.
Pour évoquer l’avenir et l’évolution du prix, il a pour vocation de continuer de créer de nouveaux dialogues qui fécondent les pratiques et nourrissent des formes d’expression. C’est un format à faire évoluer bien évidemment, car il y a une ressource reçue conséquente. C’était d’ailleurs formidable de recevoir toutes ces propositions avec cette idée de non format.
À ce propos, nous réfléchissons à une édition et sur la question de sa mise en forme, j’ai toute confiance pour cela en la capacité du jury à innover.
Par exemple, pour cette première année déjà, la décision a été unanime de créer un deuxième prix novateur en plus du 1er prix principal qui sera décerné aussi annuellement, à un artiste écrivant sur l’œuvre d’un autre artiste. Cela existait déjà, c’est une pratique récurrente chez les artistes, mais elle s’est beaucoup développée et généralisée récemment. Il se pourrait également qu’il y ait encore, à l’avenir, un autre prix, car beaucoup d’auteur.trice.s n’osent pas envoyer leurs contributions or nous les connaissons et nous aimons leur travail, donc on pourrait imaginer remettre de facto un prix à un auteur.trice qui aurait inspiré ce jury, sans dotation particulière, mais en révélant à nouveau son rôle d’inspirateur. Nous pensons aussi à des résidences d’écritures pour le futur.
J’aime accompagner des activités créatrices vitales, en cela les textes de Laetitia Paviani et son discours de réception étaient très émouvants quand elle a évoqué la figure de Pierre. Quentin Euverte, lui, je le connaissais comme artiste à l’école, mais je n’avais pas connaissance de sa pratique d’écriture qui relevait plus de l’intime. En fait, je remarque qu’il y a de la place pour beaucoup d’originalités d’écritures, et qui ne sont pas dans l’excès de textes. C’est très encourageant.”
Le critique ou commentateur coconstruit la réception de l’œuvre en participant à la définition du sens, en cela il a un rôle de 1er plan. Walter Benjamin dans sa réflexion sur l’expérience esthétique, écrivait déjà que “les techniques de reproduction augmentent nos capacités de critiquer en étendant l’information. Critiquer c’est ainsi procéder à l’achèvement d’une œuvre, en dégager le sens, l’interpréter, la terminer.” Pierre Giquel a renouvelé le modèle de la critique d’art. Dans votre pratique personnelle et à ses côtés, a-t-il eu ce rôle ou d’autres pour vous, qui auraient accompagné votre émergence sur la scène française et internationale ? Comment voyez-vous ce rôle de critique justement, et avez-vous déjà écrit vous-même sur l’art d’un autre ?
“Pour moi le critique, c’est avant tout un commentateur.
Il accompagne l’œuvre, donne des références aussi, fait des liens. Avec son élégance, sa fragilité, il détecte avec des mots ou en une phrase. Ce que faisait d’ailleurs très bien Pierre Giquel, c’est cette poésie de l’évidence qui permet de comprendre instantanément le sens de l’œuvre. Pierre Giquel a écrit sur Orlan, Morellet. Ce qui m’intéresse aussi dans la position du critique d’aujourd’hui, c’est qu’il n’a pas de limitation théorique, son écrit souvent emporte ailleurs. Il y a en effet des commentateurs actuels marquants que j’apprécie, comme Donatien Grau, Nicolas Bourriaud, Nicola Sétari, Alexandra Midal, grands récepteurs de l’époque, et qui font partie des gens qui apportent un supplément d’âme. Je suis sûr que les artistes eux-mêmes vont être contents de retrouver tous ces noms qui apparaissent et reviennent dans les apports de l’écriture à l’art, cela devient une autre économie qui s’invente.”
Si l’art met la beauté du monde et des idées en images et en formes, et associe davantage aujourd’hui de manière décomplexée le texte et intègre le langage, en quoi cet apport aide-t-il à comprendre la complexité du vivant et du sensible ? On peut évoquer ici les textes et écritures qu’on retrouve dans vos œuvres-monde. Je crois que vous travaillez à un projet d’ampleur d’illustration des textes scientifiques d’Henri Poincaré, une démarche qui est très représentative d’une époque qui tente de traduire aussi des pensées complexes.
“Poincaré qui était mathématicien, physicien et aussi philosophe, doutait de ses propres formules avec une puissance de pensée difficile à saisir. Ses inventions : la topologie, la relativité restreinte tout son apport hybride m’avait déjà transformé dans mon envie d’approfondir l’art au-delà des sciences. J’ai en effet le projet de faire un livre d’illustrations de toutes les théories de Poincaré avec le soutien d’Etienne Ghys, mathématicien et secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences. C’est un projet qui rencontre des résistances, mais comme tout artiste et aussi comme tout entrepreneur, il y a des convictions à porter, et de toute façon je n’ai pas le choix, je ne sais pas faire autrement !
Comme dans ma pratique, il est vrai que ce Prix c’est une aventure collective, il s’agit de créer et d’ouvrir une communauté.
A titre personnel, oui il m’est arrivé d’écrire sur d’autres artistes. En fait très peu mais j’aime bien et quand on me le demande je le fais volontiers. C’est aussi mettre des mots sur des choses pas évidentes et surtout vues pour une fois du côté du fabricant ou du faiseur. C’est assez plaisant.”
Illustration à nouveau de vos savoir-faire hybrides avec votre actualité à Rouen où vous exposez à la galerie Telmah, une rétrospective accessible de 30 ans de créations appelée Inéditions. Vous pouvez nous en parler ?
“Cette galerie souhaite faire connaître les œuvres avec des éditions peu chères et accessibles. J’ai donc décidé de montrer des objets édités, avec soit des erreurs ou des transformations : des inéditions. Notamment autour des hommes de Bessines et de créer un protocole téléchargeable pour accéder depuis chez soi, par exemple, à la fabrication d’un modèle réalisable par chacun. Mon désir est de continuer à dessiner, peindre, faire mes projets, continuer les commandes, de travailler sur des hyber-lieux, des livres et de continuer toujours à accompagner par des autofinancements ou des partenariats les productions, les collectifs, soutenir des initiatives. J’ai toujours aimé être en communauté créative.”
Prochaine édition du Prix Pierre Giquel le 16 mars 2021.
@fabricehyber et archives sur https://www.hyber.tv/
“Habiter la forêt” à la galerie Obadia, Bourg-Tibourg, Paris à l’automne 2020 / “Inéditions” à la galerie Telmah à Rouen en cours depuis le 18 septembre
https://www.aitresaintmaclou.fr/event/exposition-ineditions-de-fabrice-hyber/
Laetitia Paviani
Issue des Beaux-Arts de Paris est une auteure inclassable. Elle crée une nouvelle économie d’écriture, mêlant pratique libre et méthodologie liées à l’art sous forme de fictions analytiques, histoires, essais, dialogues ou témoignages de personnalités collectés et publiés. Après une résidence d’écriture à la galerie de Noisy-le-Sec, elle alimente un petit magazine intitulé Baby Doc dans lequel chaque numéro se nourrit d’expositions en expositions et s’enrichit de nombreux formats collectifs.
http://laetitiapaviani.net/ @leitichiapaviani
Quentin Euverte
Né en 1991 et diplômé de la Villa Arson en 2004, a une pratique sculpturale hybride et collaborative mêlant textes et matières créant un objet démultiplié sorte de microsociologie où s’entrecroisent ses propres travaux et les œuvres de ses partenaires de création.
Pour le deuxième opus de la collection Livres d’artistes portée par Matthieu Bonicel, responsable des éditions de Lafayette Anticipations, Fondation des Galeries Lafayette, Quentin Euverte propose une plongée dans ses archives familiales autour d’un projet d’écriture très personnel
L’oncle cybernéticien. https://www.lafayetteanticipations.com/fr/artiste/quentin-euverte
@qtn.tnr
Commentaire à chaud de Quentin Euverte, 2e lauréat du Prix Pierre Giquel
“C’est en regardant d’un peu plus prêt les textes de Pierre Giquel, que je ne connaissais pas vraiment jusque-là, que j’ai voulu soumettre mes écrits au prix dont j’avais vu l’appel passé un peu par hasard. En lisant ses textes, j’y ai perçu ce lieu particulier dans lequel l’espace textuel se situe, nous évoquant une œuvre non pas seulement comme un résultat à consommer mais aussi comme la somme des histoires qui lui permettent de se raconter.
Mes textes fonctionnant pourrait-on dire comme un réseau. Reliant dans une constellation privée des œuvres et des artistes comme les acteurs d’un monde et d’un regard partagé, sorte d’aventures quasi anonymes.
J’ai principalement écrit pour des artistes que j’ai côtoyé intimement ou avec qui j’ai collaboré. L’écrit permettait de figer un moment, de contextualiser – un peu comme des souvenirs hallucinés – des œuvres que j’ai expérimenté. Dans leur contexte d’exposition, mais aussi et surtout dans leurs phases de gestation à l’atelier et jusque dans leurs récits propres, faits des itinérances du terrain et du pragmatisme de la réalité. Finalement, rempli de tout ce qui précède le moment grave -quasi funéraire- où l’œuvre est montrée, exposée.
Comme une façon d’être le témoin et complice des moyens de production nécessaire à la mise en place d’une politique constamment accusée des idées et des formes, des choses et des concepts.
Si l’écrit naît d’une rencontre, c’est la volonté de vouloir la prolonger qui lui donne sens. Je crois que la beauté de l’art c’est que le chemin incombe autant que le résultat. D’écrire c’est vouloir prolonger ce cheminement, laissant ainsi la part maudite -l’œuvre- s’exposer aux autres.
On pourrait dire que cette littérature parcellaire faite d’œuvres et d’écrits est mon carnet de bord.
Je crois que le moment critique d’une œuvre se fait à l’atelier et dans les entre-deux, en catimini ou avec fracas. Et rien, ni notice d’explication, ni cartel, ni même texte critique ne sauront reproduire cet instant méta. Mais si ces textes peuvent accompagner les œuvres et les artistes, même un bref instant, dans leur tentative de dialoguer avec l’altérité, alors cela veut dire qu’une conversation est toujours possible.
Écrire ces textes, c’est donc ma manière de collectionner un monde qui n’est heureusement pas fini. Merci aux artistes d’être critiques.
Être ainsi reconnu dans cette filiation des accompagnateurs discrets, comme a su l’être Pierre Giquel, par ceux qui l’ont connu et avec qui il a expérimenté cette idée de l’art, est une immense considération. ”